Penser la transformation du monde et de l’Europe (1/2)

21.06.2024 - Regard d'expert

En quelques années, le monde a profondément changé. Nous vivons une déconstruction sans précédent de l’ordre mondial, avec trois développements majeurs qui combinent leurs effets :

  • D’abord, le retour de la guerre sur le sol européen, pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
  • Ensuite, le retour de la guerre froide au niveau global. Une guerre froide inversée : la première opposait les Etats-Unis à l’URSS qui avait à ses côtés une Chine sous développée, en proie aux soubresauts de la fin du règne de Mao. Aujourd’hui, la nouvelle guerre froide oppose les Etats-Unis à une Chine puissante et ambitieuse, avec à ses côtés une Russie affaiblie.
  • Enfin, le retour du Mouvement des Non-Alignés, que l’on appelle aujourd’hui le « Sud Global » et qui pratique le « multi-alignement » plutôt que le « non-alignement » : des pays comme l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud ou même l’Arabie Saoudite, ne veulent pas avoir à choisir entre Washington, Bruxelles, Moscou ou Pékin. Ils veulent développer les partenariats qui les intéressent avec les uns et les autres !

Ces trois changements majeurs signent la fin de cinq siècles de domination occidentale du monde. Commencée en 1492 avec la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et le tour du monde de Magellan, elle a été marquée par la construction d’immenses empires coloniaux, deux guerres mondiales et la création des organisations internationales installées, ce n’est pas un hasard, à New York, Washington, Genève, Vienne et Rome. Leurs chartes reflètent la vision occidentale du droit international basé sur l’égalité souveraine des Etats.

Le pic de l’influence occidentale est intervenu pendant la décennie prodigieuse qui va de 1991 à 2001. 1991, c’est la fin de l’URSS, voulue par Boris Eltsine, après la fin en 1989 de l’empire soviétique décidée par Gorbatchev. Pendant cette décennie, l’économie de marché s’étend dans le monde entier, et notamment en Chine qui connaît des réformes économiques et sociales profondes, engagées par Deng Xiaoping. La globalisation de l’économie est accélérée par la mise en place des navires porte-conteneurs. La Chine, devenue l’atelier du monde, intègre l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001.

Mais 2001, c’est aussi le début d’une descente aux enfers pour l’Occident. Le 11 septembre 2001, les Tours Jumelles de New-York sont détruites lors du plus terrible attentat terroriste de l’histoire. S’ensuit la guerre en Afghanistan et, malheureusement, l’invasion de l’Irak en 2003. Puis, en 2007-2008, une grave crise financière, partie des Etats-Unis, atteint le monde entier.

A la suite de ces événements, le regard des pays non-occidentaux va changer. Ces pays continuent, bien sûr, à dire oui à la modernisation de leurs économies. Ils continuent à dire oui à la globalisation. Mais désormais, ils disent non à l’occidentalisation de leurs sociétés.

C’est vrai, bien sûr, de la Russie de Poutine qui se veut l’héritier de Catherine la Grande et de Pierre le Grand, et veut reconstruire l’empire russe. C’est vrai de la Turquie de Erdogan qui se veut, lui, l’héritier de Soleiman le Magnifique et veut effacer le legs d’Ataturk. C’est vrai de l’Iran de Khomeiny et Khamenei. C’est vrai de l’Inde de Modi. C’est vrai enfin de la Chine de Xi Jinping.

Le « Sud Global » traduit cette « désoccidentalisation » du monde, mais aussi un net refus d’appartenir à un camp plutôt qu’à un autre. On l’a constaté lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : invités à condamner cette agression qui viole manifestement la Charte des Nations-Unies, 45 pays ont choisi de s’abstenir et non des moindres : la Chine, l’Inde, le Pakistan, le Vietnam, l’Afrique du Sud, l’Algérie…

Ce nouveau paysage géopolitique global a évidemment un impact important sur les acteurs occidentaux de l’économie mondiale. Fini le temps du « just in time » pour les chaînes de production : on passe de plus en plus au « just in case », et au « near-shoring ». On ne va pas jusqu’au « dé-couplage » mais on cherche à « dé-risquer » les chaînes de production. La crise du Covid a donné un coup d’accélérateur à ce mouvement de ré-équilibrage.

S’y ajoute l’impact de la guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine, avec une multiplication des sanctions et des mesures de rétorsion qui frappent des acteurs de l’économie mondiale bien au-delà des frontières de ces deux pays.

Publié par L’Institut de France, Académie des Sciences Morales et Politiques

Jean-David Levitte
Jean-David Levitte est senior policy advisor pour le groupe ESL Network. Il a eu une carrière diplomatique remarquable, marquée dans un premier temps par un passage à l’Elysée aux côtés du Président Giscard d’Estaing de 1975 à 1981. De 1995 à 2000, il a été le Conseiller diplomatique et Sherpa du Président Jacques Chirac. Entre temps, il a notamment occupé les fonctions d’Ambassadeur de la France aux Nations Unies à Genève. De 2007 à 2012 il a été le conseiller diplomatique et Sherpa du Président Nicolas Sarkozy. De 2003 à 2007 il a été Ambassadeur à Washington pendant la difficile période de la guerre en Irak. De 2000 à 2002 il a été Ambassadeur à l’ONU à New York, présidant le Conseil de Sécurité lors des attaques du 11 septembre 2001.