Thaïlande : priorité à l’économie

20.09.2024 - Éditorial

Les choses n’ont pas traîné. Immédiatement après l’arrêt de la Cour constitutionnelle thaïlandaise du 14 août 2024 ordonnant la révocation du Premier ministre Srettha Thavisin pour violation des normes éthiques constitutionnelles, les partis membres de la coalition gouvernementale se sont réunis et ont décidé de nommer Paetongtarn Shinawatra pour reprendre le poste. Les grands équilibres n’ayant pas été modifiés au Parlement, son élection a été confirmée dès le 16 août avec 319 voix pour, 145 contre et 27 abstentions. Deux jours plus tard, son père Thaksin Shinawatra qui était en liberté conditionnelle a bénéficié d’une grâce royale lui permettant de retrouver de manière anticipée l’intégralité de sa liberté.

Un gouvernement rapidement constitué

Il a fallu moins de quinze jours pour constituer un nouveau gouvernement qui, en grande partie, représente la continuation du gouvernement précédent. Le gouvernement compte 35 membres (ministre et vice-ministre) issus de sept partis, dont le Parti démocrate qui a pourtant été, au cours des vingt dernières années, un des plus fervents opposants à Thaksin Shinawatra. Le soutien surprise du Parti démocrate est venu compenser la perte de l’appui de l’un des deux partis pro-militaire, le Palang Pracharath (PPRP) conduit par le Général Prawit Wongsuwon. Ce dernier a été l’un des instigateurs du coup d’Etat de 2014 contre Yingluck Shinawatra et a joué un rôle actif dans la destitution de Srettha Thavisin en août 2024. Les relations entre Thaksin et Prawit sont compliquées depuis de nombreuses années. Prawit, dont l’ambition personnelle reste forte et les réseaux influents, pourrait constituer au cours des mois qui viennent la principale menace pour la stabilité du gouvernement.

Du nouveau avec de l’ancien

La nomination d’une jeune mère de famille ayant peu d’expérience politique peut paraître rafraîchissante dans un pays où le paysage politique a été, au cours des dix dernières années, essentiellement dominé par des généraux. Agée de 38 ans, diplômée en science politique de l’université de Chulalongkorn, Paetongtarn est la plus jeune Première ministre de Thaïlande et la seconde femme à occuper le poste. Elle est également le troisième membre de la famille Shinawatra à devenir Premier ministre après Thaksin (2001-2006) et sa tante Yingluck (2011-2014). Tous deux ont été renversés par un coup d’Etat militaire.

La destitution de Srettha a accéléré l’impression d’un retour en grâce du clan Shinawatra. Elle n’a par contre probablement pas été souhaitée par Thaksin. Il semblerait en effet que Thaksin ait longtemps été opposé à la nomination de sa fille au poste de Première ministre. Se rappelant le coup d’Etat de 2014 contre sa sœur, Thaksin ne souhaitait pas que sa fille devienne à son tour la cible principale de ses opposants. Il aurait également préféré garder un peu de temps pour qu’elle gagne en expérience politique au sein du parti, afin de la préparer à mener la campagne des élections législatives de 2017. Les choses se sont toutefois accélérées. La nomination de Paetongtarn a été le prix à payer pour préserver le soutien d’une partie des milieux conservateurs et donc la coalition gouvernementale. Les anciennes élites espèrent qu’avec sa fille au pouvoir, Thaksin n’osera pas, à la différence du début des années 2000, trop bousculer le système. La menace d’un procès en lèse-majesté reporté en juillet 2025 et le risque d’une dissolution du Pheu Thai sont également des leviers que les milieux conservateurs pourraient activer en cas de besoin, pour s’assurer de la loyauté de Thaksin.

Les milieux conservateurs ont accepté le retour du clan Thaksin au pouvoir pour deux raisons principales. La première a été de mettre, au moins provisoirement, sur la touche le Parti Move Forward (dissout en août 2024 et qui a été reconstitué sous le nom de Parti du Peuple), arrivé en tête des élections législatives de 2023 mais considéré comme trop réformiste, en raison de sa volonté de revoir la loi sur la lèse-majesté et de réduire le rôle politique de l’armée. La seconde raison est qu’après une longue période d’atermoiements politiques et de gestion du pays par l’armée, l’économie thaïlandaise a perdu une partie de son dynamisme.

Relancer l’économie

Le pays est coincé dans le piège du revenu intermédiaire. En comparaison de ses grands voisins comme le Vietnam, la Malaisie ou l’Indonésie, sa croissance depuis une dizaine d’années paraît atone. Les prévisions pour 2024 ne sont guère brillantes (2.5% selon une analyse de la Siam Commercial Bank et 2.4% pour la Banque Mondiale après seulement 1.9% en 2023). Il est urgent de relancer l’économie et Thaksin, par l’intermédiaire de sa fille, paraît être le mieux placé pour le faire. Il est vrai que le bilan économique des cinq années de pouvoir de Thaksin (2001-2006) a été plutôt positif. Sous ses deux mandats et malgré la crise de 1997, la Thaïlande était redevenue une des économies les plus dynamiques d’Asie du Sud-Est et la bourse de Bangkok avait connu la deuxième plus forte progression mondiale en 2003. Thaksin surfe encore sur cette réputation. Pour la renforcer, il a présenté le 22 août un plan en quatorze points pour relancer l’économie thaïlandaise et qui a largement inspiré la feuille de route économique du gouvernement, présentée le 12 septembre.

Les priorités annoncées comprennent des mesures visant à alléger la dette des ménages, à réduire le coût croissant de l’électricité, de l’essence et des transports ainsi qu’à stimuler le tourisme et intégrer des nouvelles technologies dans le secteur agricole. Paetongtarn s’est également engagé à améliorer le système éducatif ainsi que l’accès aux soins médicaux et à lutter plus efficacement contre les effets du changement climatique. Il y a urgence : la Thaïlande est classée en bas de tableau en Asie du Sud-Est en matière de qualité de l’éducation et se range derrière Singapour et la Malaise en ce qui concerne la R&D.

Pour augmenter ses revenus, le gouvernement prévoit de légaliser et de taxer une partie de l’économie informelle et souterraine du pays en autorisant par exemple l’ouverture de casinos et de complexes de divertissements. Par ailleurs, le gouvernement ne devrait pas revenir sur la décriminalisation du cannabis à usage médical. Il souhaite aussi mettre en place une série de mesures visant à protéger les petites entreprises de concurrence « déloyale » des opérateurs étrangers, en particulier les plateformes de vente en ligne chinoises. L’afflux de produits chinois bon marché met en péril l’existence même de pans entiers de l’industrie thaïlandaise comme le textile et la céramique. Plus de 1 700 usines ont fermé depuis le début de l’année selon l’institut de recherche KKP. Cela concerne aussi l’industrie automobile dont la Thaïlande est le 10e producteur mondial. Le pays a de plus en plus de mal à faire face à la nouvelle concurrence chinoise en matière de véhicule électrique. Résultat, deux opérateurs japonais (Subaru et Suzuki) ont annoncé devoir fermer leurs usines en Thaïlande d’ici la fin de l’année. Toutefois, seule, la Thaïlande ne parviendra pas à endiguer le déversement des surplus industriels chinois. La réponse ne peut être que collective et coordonnée avec ses principaux partenaires régionaux.

Avec l’espoir de relancer la consommation domestique, en particulier dans les zones rurales, les autorités ont repris le projet de « portefeuille digital » d’environ 270 euros (10 000 bath), initié par le gouvernement précédent. Le programme, qui devait initialement concerner l’ensemble des thaïlandais de plus de 16 ans, devrait finalement être versé en deux temps, uniquement aux personnes vulnérables et à faible revenu.

Parallèlement le gouvernement a décidé de poursuivre les études en vue de la construction d’une autoroute de 93 km accompagnée d’une voie ferrée à deux niveaux, ainsi que la création d’un port en eau profonde à Ranong, sur la mer d’Andaman, et d’une extension du port de Chumphon dans le golfe de Siam. Il reprend le vieux projet du canal de Kra proposé pour la première fois au XVIIème siècle et remis régulièrement sur la table, sans succès jusque-là. La version actuelle du projet a été initiée par le gouvernement de Prayut Chan-o-cha et a été reprise par celui de Srettha. Le budget total est évalué aux environs de 27 milliards d’euros et ne cesse de gonfler. Le gouvernement espère que ce projet permettra à la Thaïlande d’attirer d’importants investissements étrangers et plus particulièrement en provenance de Chine. La poursuite de ce projet controversé et à l’issue incertaine, a sans doute été une des conditions exprimées par certains partis membres de la coalition gouvernementale pour maintenir leur soutien. Ce n’est sans doute pas sur ce dossier que la Thaïlande trouvera ses meilleurs relais de croissance, mais plutôt sur la poursuite du développement du corridor économique de l’est, qui abrite déjà la principale base industrielle d’Asie du Sud-Est, un port en eau profonde et qui est à proximité de trois aéroports internationaux et d’une mégalopole de rang mondial.

Les défis à relever par le nouveau gouvernement pour relancer la croissance sont importants. La Thaïlande bénéficie d’excellentes infrastructures, d’une base industrielle solide et d’une administration efficace. Si elle arrive à rassurer les investisseurs étrangers qui quittent la Chine elle pourrait devenir avec le Vietnam, l’Indonésie, la Malaisie et à une moindre mesure le Cambodge, une des principales bénéficiaires des politiques de diversification des approvisionnements et de limitation des risques. Pour cela, il serait préférable que l’action du gouvernement puisse s’inscrire dans la durée. Dans son discours de politique générale Paetongtarn a dit vouloir réformer l’administration et l’armée, deux sujets sensibles qui pourraient susciter des remous. Si cela peut lui faire regagner la confiance d’une partie des électeurs du Pheu Thai, déçus par les accords entre celui-ci et les milieux conservateurs, cela pourrait également susciter des craintes et des réactions hostiles de ces derniers. La question est donc de savoir combien de temps l’équilibre précaire qui a été trouvé entre les différentes forces politiques du pays pourra tenir. En Thaïlande, quand l’économie est en jeu, des compromis finissent toujours par être trouvés. Le style et la méthode de Paetongtarn seront examinés à la loupe. La moindre erreur sera mise en exergue par les opposants au Pheu Thai. Cela limitera ses marges de manœuvre mais aussi, peut-être, lui permettra d’éviter les débordements qui ont été reprochés à son père. La Thaïlande a besoin de retrouver une certaine stabilité et un apaisement politique. Reste à savoir si ce nouveau gouvernement sera en mesure de les apporter.

 

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.