Pour un financier orthodoxe, le concept de dette perpétuelle s’apparente à un oxymore. Le terme « finance » est dérivé du mot latin finis qui signifie « le terme ». Le commerce de l’argent a pour objet d’échanger des anticipations et des évaluations de risques divergentes sur la base d’un horizon de temps défini et non prolongé à l’infini.
De fait, de même que la concession funéraire ou la condamnation pénale, la dette perpétuelle n’a de perpétuelle que le nom. Dans la réalité, au bout d’un certain temps, le lien se rompt et les engagements contractuels avec eux. Une première raison pour laquelle une fiction financière, un concept contradictoire a pu émerger et prospérer est la question religieuse, toujours d’actualité avec la finance islamique. La Bible comme le Coran condamnent le prêt à intérêt. Le temps appartient à Dieu et l’absence de référence au temps résultant de la perpétuité, évite son appropriation par l’homme. L’emprunt perpétuel comme mode de contournement de l’interdiction de l’usure.
Mais historiquement, le concept de dette perpétuelle a essentiellement prospéré comme une solution de circonstance pour permettre à un souverain déjà lourdement endetté d’accroître sa capacité d’endettement en évitant de poser la question toujours douloureuse du remboursement du principal. Dans la pratique, le concept de dette perpétuelle a progressivement évolué vers un concept de dette à durée indéterminé. Le prêteur se voit accorder la possibilité de revendre sa dette et l’emprunteur celle de la racheter. Le lien peut être rompu indépendamment, à l’initiative de l’un ou de l’autre. Jusqu’à présent, la persistance de l’inflation et le souvenir de générations d’épargnants spoliés ont exclu la dette perpétuelle comme solution crédible et alternative possible aux autres sources de financement. Aujourd’hui alors que l’inflation est censée avoir disparu et que la dette publique est en croissance vertigineuse, il n’est pas étonnant que la dette perpétuelle effectue un come-back inattendu et redevienne d’actualité : la dette perpétuelle comme l’une des trois solutions possibles pour trouver de nouvelles ressources sans pour autant réduire les dépenses publiques, les deux autres étant, le roulement de la dette, son allongement ou son annulation.
Le roulement, le remboursement par de nouveaux emprunts, est la solution classique, orthodoxe et incontournable pour toute la partie de la dette publique considérée comme soutenable, avec comme question subsidiaire mais essentielle la détermination du niveau de dette en-deçà duquel la dette est considérée comme soutenable. A cette question le traité de Maastricht en 1992 avait répondu 70% du PIB national. Il est clair que la même réponse aujourd’hui serait revue à la hausse. La demande de placements en dette publique est croissante, aussi bien de la part des investisseurs institutionnels, que des fonds de pension ou gestionnaires pour compte de tiers auxquels sont venues s’ajouter, et de façon probablement durable, les banques centrales. Le coût de la dette a lui au contraire diminué pour devenir dans certains cas un revenu.
Clairement le seuil de soutenabilité s’est considérablement décalé, certains mettant même en doute son existence. L’Etat japonais avec une dette publique à 250 % du PIB ne l’a pas encore rencontré mais l’exemple de l’Argentine ou de la Grèce montrent qu’il demeure. Seul certitude, il est variable selon les pays et selon les époques et il est toujours dangereux de trop s’en rapprocher. L’annulation ou le report de la dette a toujours été la solution de crise, la solution de temps de guerre, et jusqu’à présent la solution de dernier recours. Non pas que le défaut de remboursement et le « hair cut » qui le plus souvent l’accompagne soient un scandale en soi. Le métier de financier est un métier à risques et le risque de défaut en fait partie, mais à cause des dégâts collatéraux résultant du manquement à ses obligations et de l’impossibilité pendant une période de pénitence de faire appel au marché et donc l’obligation d’engager en urgence un programme drastique d’austérité pour limiter ses besoins de financement. Avec le quantitative easing et sa conséquence, la détention par les banques centrales d’une partie significative de la dette publique, de nouvelles perspectives s’offrent aujourd’hui aux partisans de l’annulation. Pourquoi l’Etat, propriétaire de sa banque centrale, actionnaire indirect de la BCE, ne pourrait-il pas annuler la dette qu’il détient sur lui-même ? Par cette opération comptable, il retrouverait la marge de manoeuvre qui lui fait défaut sans pour autant se mettre en défaut. Le débat est désormais ouvert entre orthodoxes et alternatifs, entre Jean Pisani-Ferry et Alain Minc. Mystification ou opération miracle, on peut néanmoins observer que la réponse appartient à une institution, la BCE que l’on voit difficilement s’engager sur cette voie.
L’annulation et le report de la dette étant à priori exclus, la réactivation de la dette perpétuelle, ou plutôt de la dette à durée indéterminée, n’est-elle pas la solution bienvenue qui permettrait de limiter la croissance de la dette publique tout en gardant le coût de la dette à un niveau raisonnable ? Les taux d’intérêt sont bas. Le poids de la dette dans le budget de l’Etat a diminué. Le surcroît d’intérêt résultant de l’absence de remboursement serait supportable par l’Etat, ou encore mieux par l’Union Européenne. C’est ce que plaide Georges Soros se faisant l’avocat de la dette perpétuelle auprès des « frugaux » européens, 5 milliards annuels d’intérêts pour un emprunt de 1000 milliards, avec une nouvelle dénomination, les « consols », tirée des « consolidated annuities », équivalent britannique de la rente française. Peut-on envisager cependant qu’un jour la dette perpétuelle devienne, comme elle le fût parfois au XIXème siècle, le mode principal de financement de l’Etat ? Probablement pas. Cela supposerait un niveau de confiance dans la monnaie et une orthodoxie budgétaire qui ne sont plus de mise.
Tel le milliard des émigrés ou le financement par la Grande-Bretagne de ses guerres napoléoniennes, le recours à la dette perpétuelle devrait rester un financement d’exception. La crise du COVID en est une. Pour le reste la dette amortissable a probablement de beaux jours devant elle.