L’actualité met en exergue l’activisme politique et militaire du président Erdogan tant au Moyen-Orient qu’en Méditerranée orientale et en Afrique.
Les incidents récents entre la Marine Nationale et des bâtiments turcs au large de la Libye ne sont que la dernière manifestation d’une politique turque qui interroge de plus en plus en Europe et aux Etats- Unis : La Turquie d’Erdogan est-elle toujours un allié de l’Occident ? Le jeu d’Ankara avec la Russie de Poutine, la relation compliquée avec Washington, et les pressions turques sur l’Europe à propos des migrants, montrent que ce grand pays membre de l’OTAN et candidat à l’UE n’est plus le partenaire que nous connaissions.
Que s’est-il passé ?
En réalité, le chef de l’AKP (le parti d’Erdogan) a beaucoup changé avec le temps. Proche des Frères musulmans, il a symbolisé au départ une voie islamique «moderniste» cherchant à concilier un développement économique impressionnant et une démocratie ramenant l’armée turque – autrefois dominante – dans ses casernes. Sur le plan international, il visait à sortir la Turquie d’un certain isolement en pratiquant une politique de «zéro ennemi» à ses frontières et en soutenant le projet d’intégration à l’UE. Cette politique a donné à Erdogan une certaine aura non seulement dans le monde arabe – où il s’est présenté comme le meilleur défenseur de la cause palestinienne – mais aussi en Occident où la voie turque apparaissait comme une alternative souhaitable aux soubresauts des printemps arabes. Le développement impressionnant de Turkish Air Lines consacrait cette image d’un pays dynamique et partenaire économique intéressant. Mais ces succès ont tourné la tête à Erdogan qui a concentré les pouvoirs entre ses mains et s’est vu comme «le nouvel Atatürk».
La construction d’un palais présidentiel «impérial » et son projet grandiose d’ouvrir un deuxième détroit entre la Méditerranée et la Mer noire témoignent de cette dérive mégalomane et autoritaire, qui s’est accentuée après la tentative de coup d’Etat militaire de 2017. Depuis, la situation en Turquie s’est dégradée avec :
• l’échec de facto de l’entrée du pays dans l’UE ;
• des difficultés économiques réelles ; • le poids des millions d’émigrés syriens sur le sol turc ; • une opposition politique qui relève la tête et a conquis les principales villes du pays ; • la déception de ne pas avoir réussi à déboulonner Assad en Syrie ;
• le désengagement partiel de l’allié américain du Proche- Orient et la relation difficile avec l’administration Trump (affaire Gülen et achat turc de missiles russes).
Face à cela, le désormais président Erdogan a choisi de jouer ses propres cartes avec un cynisme assumé :
• il n’a pas hésité à intervenir militairement en Syrie et en Irak pour éviter la création d’une entité autonome kurde, qui aurait créé un précédent dangereux pour l’intégrité territoriale de la Turquie ;
• il a pris acte du désengagement américain et du réengagement russe au Proche-Orient pour établir un modus vivendi avec le président Poutine en Syrie (et peut-être demain en Libye) ; • il a fait pression sur les Européens sur la question migratoire pour obtenir des subsides importants et un certain ménagement diplomatique ;
• il s’est opposé à l’axe (anti-Islam politique) Le Caire – Abou Dabi en profitant de la crise du Qatar avec ses voisins pour s’installer militairement dans l’émirat, en utilisant l’affaire Khashoggi pour faire pression sur l’Arabie saoudite et dernièrement en intervenant militairement en Libye contre les forces du Maréchal Haftar (soutenu par Abou Dabi et Le Caire).
Ce faisant, le président Erdogan reprend un discours néo-ottoman sur le rôle majeur de la Turquie dans la nouvelle donne internationale, en jouant sur la fibre nationaliste turque pour conforter son pouvoir (en établissant un parallèle avec l’épopée d’Atatürk il y a cent ans).
Et en fait il peut se prévaloir de certains succès :
• la frontière sud de la Turquie est protégée de l’irrédentisme kurde, et Ankara est incontournable dans le règlement des crises syrienne et irakienne ;
• il a établi avec Poutine une relation de compagnonnage – non dénuée d’arrière-pensées – en Syrie, qui semble s’étendre aujourd’hui à la Libye ;
• quoiqu’en pensent les Américains, ils sont obligés de prendre Erdogan au sérieux et de le ménager ;
• il tient tête, au sein du monde sunnite, à l’axe Le Caire – Riyad – Abou Dabi ;
• il s’installe en Libye et fait monter les enchères sur les ressources en hydrocarbures de la Méditerranée orientale ;
• il est désormais présent aussi dans la Corne de l’Afrique, notamment en Somalie. Mais cette politique audacieuse – aventurière diront certains – indispose naturellement beaucoup de monde :
• Les Européens se méfient d’Erdogan dont le chantage aux migrants, les atteintes aux Droits de l’Homme en Turquie et les ingérences au sein des communautés émigrées turques sur le continent finissent par irriter. Le rapprochement avec la Grèce est suspendu et le règlement de l’affaire chypriote semble relégué aux calendes grecques (si l’on peut dire). Quant aux incidents navals avec la Marine Nationale, ils portent naturellement atteinte à notre relation bilatérale.
• Les Etats-Unis s’interrogent sur cet allié encombrant qu’ils doivent ménager, mais ils n’ont toujours pas accepté l’acquisition par Ankara de missiles russes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la pérennité de la présence turque à l’OTAN soit désormais évoquée. • La relation avec la Russie n’est, elle, pas dénuée d’ambiguïté et les arrangement existants en Syrie ou à venir en Libye peuvent ne pas être éternels.
• S’agissant des pays du Golfe – à part le partenaire qatari – ils sont méfiants à l’égard des ambitions «ottomanes» dans la région.
En somme, la Turquie d’Erdogan inquiète surtout aujourd’hui. Elle n’a désormais comme amis que le Qatar et le gouvernement Sarraj en Libye. Ses relations avec ses voisins (Syrie, Irak) reposent essentiellement sur un rapport de force, et Washington comme Moscou ménagent simplement le maître d’Ankara. Mais le «nouvel Atatürk « a en réalité perdu son aura à l’intérieur et à l’extérieur.
Son rêve impérial masque essentiellement une volonté féroce de conserver le pouvoir pour continuer à en profiter. C’est donc à cette aune qu’il faut appréhender la situation actuelle de la Turquie.