Et si l’on relançait le partenariat stratégique avec l’Arabie saoudite ?
Dans la conjoncture internationale actuelle de lutte contre le Covid-19 et d’efforts pour relancer l’activité économique afin d’éviter une crise sociale majeure, les priorités sont naturellement nationales tout en recherchant une réponse européenne appropriée, la mieux à même de créer les synergies nécessaires et de faire face aux risques d’une guerre commerciale sino-américaine. Cela ne doit cependant pas nous amener à ignorer les opportunités de coopération existant dans certaines parties du monde, et en particulier aujourd’hui dans la région du Golfe. Certes, à première vue, les circonstances peuvent ne pas paraître optimales :
• la zone n’est pas sortie de la pandémie du Coronavirus ;
• la crise pétrolière crée des difficultés budgétaires à tous les gouvernements de la région ; • la situation régionale demeure très tendue, sans perspective claire à ce stade de sortie de crise. Ces différentes raisons expliquent que les grands projets soient de facto gelés et que les investisseurs locaux et internationaux soient dans une expectative prudente. Pourtant, en ne se cantonnant pas à une vue à court terme, un certain nombre de facteurs devraient nous inciter à prendre en compte la nouvelle donne régionale et à en saisir les opportunités, notamment en Arabie saoudite qui est le centre incontestable du Golfe :
• La pandémie est encore active, mais les pays de la région ont déjà commencé à déconfiner pour soutenir l’activité économique. Les liaisons aériennes commencent à rouvrir et les experts tablent sur un retour à la normale à la rentrée.
• Le cours du brut est encore bas – aux alentours de 40$ le baril – mais les pays du Golfe espèrent une remontée progressive des prix à la fin de l’année, avec la reprise économique en Chine et dans les pays occidentaux.
• L’évolution de la situation régionale sera largement tributaire du résultat de l’élection présidentielle américaine et du maintien ou non de la politique de «pression maximale» des Etats-Unis sur l’Iran. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis espèrent qu’en cas de maintien du président Trump, les Iraniens n’aient pas d’autre choix que de rechercher un arrangement pour éviter un désastre socio-économique dangereux pour le régime.
Naturellement, si les Démocrates arrivent au pouvoir, la politique américaine à l’égard de l’Arabie saoudite changerait certainement, étant donné les critiques portées contre certains aspects de la politique du prince héritier (affaire Khashoggi, guerre au Yémen, autoritarisme). Mais il ne faut pas perdre de vue certains «fondamentaux» qui justifient l’intérêt – pas seulement des Etats-Unis – pour un partenariat stratégique avec l’Arabie Saoudite :
• Les autorités de Riyad ont engagé leur pays dans un processus de réforme qui est à la fois indispensable et bienvenu. Il s’agit rien de moins que de normaliser et moderniser la gestion d’un royaume au riche potentiel, mais entravée par les mauvaises habitudes du «tout-pétrole» et de l’Etat-Providence. La réduction des subventions diminue désormais les gaspillages de ressources (eau, essence, électricité) et rétablit une rationalité économique. La diversification de l’économie doit à terme donner des emplois aux jeunes Saoudiens, aujourd’hui nombreux au chômage. Les réformes sociétales – conduite des femmes, loisirs… – et la digitalisation de l’administration rapprochent enfin l’Arabie saoudite des normes internationales. Certes, ces réformes prendront du temps à produire leurs effets, mais le royaume est engagé dans une politique d’optimisation de ses ressources (minières, financières, touristiques, culturelles, jeunesse de sa population) pour s’insérer dans le monde globalisé. La transformation irréversible du pays crée donc de nouvelles opportunités de coopération pour les entreprises et les pays qui sont prêts à participer à l’effort en cours : développement des énergies renouvelables, du tourisme, de la formation, d’un urbanisme respectueux de l’environnement, des transports ; accroissement de la valeur ajoutée sur place des richesses énergétiques et minières du pays, partenariats public-privé, gestion optimisée des réserves financières etc…
• Le royaume est l’un des principaux producteurs et exportateurs de pétrole et restera un acteur mondial majeur dans le domaine de l’énergie. Il table sur une remontée progressive de la demande et des cours du brut, avec la fin du sur-stockage et la faiblesse des investissements des autres pays dans la production pétrolière.
• Il dispose d’importantes réserves financières et les privatisations envisagées d’entreprises publiques devrait fournir des ressources importantes au Fonds souverain saoudien (Public Investment Fund), lui permettant de soutenir les PPP dans le développement des infrastructures du pays, mais aussi d’effectuer des investissements rentables dans des entreprises internationales. Nous n’avons pas de raison de déserter la place au profit des Américains, des Chinois et d’autres pays industrialisés et émergents. • Sur le plan politique, du fait de ses ressources et de son influence au sein du monde musulman (elle abrite les Lieux Saints de l’Islam), l’Arabie Saoudite est un acteur incontournable. Seul pays arabe membre du G20 – qu’il préside cette année – il est une incontestable puissance régionale, qui a une influence prépondérante tant au sein de la Ligue Arabe que de l’OIC. Tout en étant clairement pro-occidental, le royaume a également de bonnes relations avec la Chine et la Russie.
• Aujourd’hui, en dépit de ses rapports privilégiés avec le président Trump, le gouvernement de Riyad est conscient que la réélection de ce dernier n’est pas garantie et qu’il est de l’intérêt du royaume de diversifier ses relations. La France a traditionnellement une bonne image en Arabie et est considérée comme le leader politique naturel de l’Europe. Il est donc tout-à-fait opportun pour nos deux pays qu’après un certain flottement dans leurs relations, nous retrouvions l’esprit de notre partenariat stratégique et préparions ensemble le terrain d’une coopération renforcée dans les secteurs où de nouvelles opportunités sont apparues. C’est clairement le souhait aujourd’hui des autorités de nos deux pays. Nos entreprises ont tout intérêt à être présentes sur le terrain et à nouer ou entretenir les contacts personnels, car les Saoudiens se souviennent toujours de ceux qui étaient là quand les beaux jours paraissaient encore loin…
La stratégie financière du gouvernement saoudien
La finalisation le 16 juin 2020 de l’acquisition par Saudi Aramco de 70% de SABIC illustre la stratégie de Riyad de faire du royaume un des leaders de la pétrochimie mondiale. Mais elle est intéressante en ce qu’elle reflète aussi la stratégie financière saoudienne face aux crises pétrolière et sanitaire actuelles. En effet, l’accord d’acquisition de mars 2019 stipulait un prix de 69,1 milliards de dollars, à régler par un premier versement en cash de 50%, suivi de deux autres transferts. Mais les termes de paiement ont été modifiés en juin 2020, puisque le règlement cash (payable en août) est réduit à 7 milliards de dollars, et que le reste est étalé en neuf versements sur les huit années suivantes. Toutefois le prix de l’action (123,9SR) n’est pas modifié, alors qu’à la Bourse de Riyad sa valeur a perdu près de 30 % (89SR), ce qui aurait épargné à Saudi Aramco 19 milliards d’euros au cours actuel… Cela démontre que l’objectif de la transaction n’est pas seulement de renforcer Saudi Aramco dans le domaine pétrochimique, mais aussi – et peut-être surtout – de fournir au Public Investment Fund (PIF) les ressources nécessaires pour investir dans le secteur non pétrolier.
Dans la nouvelle situation, l’Etat saoudien conserve 30% du capital de SABIC, qui reste côtée à la Bourse de Riyad et qui demeurera une compagnie distincte, avec sa propre direction. Mais SABIC apporte à Saudi Aramco sa technologie dans le domaine pétrochimique, lui permettant de réduire sa dépendance technologique et managériale à l’égard des compagnies étrangères comme Dow Chemical ou Mitsubishi. Cette opération confirme la volonté de Saudi Aramco de développer ses activités en aval de la production pétrolière et de diversifier ainsi ses sources de revenu. Quant au PIF, il cherche à accroître ses ressources. La privatisation partielle de Saudi Aramco lui a rapporté près de 30 milliards de dollars ; la Banque Centrale (SAMA) lui a versé récemment 40 milliards de dollars et la vente de SABIC lui rapportera près de 70 milliards de dollars (dont 7 en août). En fait, le plan 2019 de Saudi Aramco prévoyait des investissements massifs dans le raffinage, l’aval pétrolier, le développement des ressources en gaz et les industries chimiques dans le monde. Depuis le renvoi de Khaled Al Faleh comme ministre de l’Energie et président de Saudi Aramco en septembre 2019, ces objectifs semblent remplacés par les priorités du PIF dans les domaines non liés aux hydrocarbures. Ce n’est pas un hasard si Yasser Al Rumayyan, directeur général du PIF, a pris aussi la tête de Saudi Aramco !
Le géant pétrolier est désormais essentiellement une source de fonds pour le PIF et l’Etat saoudien. Les 75 milliards de dollars de dividendes pour 2020 annoncés en décembre 2019, qui devaient être destinés à attirer des investisseurs internationaux, seront finalement versés – à 97,5 % – à l’État saoudien. Je rappelle que Saudi Aramco paie déjà 15% de royalties à l’Etat sur ses revenus pétroliers ainsi que 50% de taxe sur ses revenus. En d’autres termes, la force financière de Saudi Aramco est utilisée pour financer les projets non-pétroliers de la «Vision 2030», les dépenses militaires de la guerre au Yémen et les investissements dans les sociétés internationales mises en difficulté par la crise actuelle. Par ailleurs, l’Etat accroît les taxes pour alléger le déficit budgétaire : ainsi l’accroissement le 1e juillet de la TVA – de 5 % à 15 % – devrait rapporter 50 milliards de dollars.
En somme, le gouvernement est bien en train de réduire sa dépendance financière à l’égard des ventes de pétrole de Saudi Aramco, ce qui est conforme à l’objectif de la Vision 2030 de ramener cette dépendance de 85% à 50%, et cela en développant notamment la pétrochimie saoudienne. Il accroît en même temps la capacité financière du PIF pour investir dans le secteur non pétrolier. Les autorités de Riyad espèrent néanmoins une remontée progressive des cours du brut pour alléger la pression budgétaire et permettre de mettre en oeuvre les grands projets du prince héritier…