La première a suivi la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 et la circumnavigation de Magellan en 1521. La seconde, celle des grands empires coloniaux, a accompagné la révolution industrielle en Europe au XIXème siècle.
La troisième a débuté en 1989, avec l’effondrement de l’empire soviétique et l’ouverture des frontières en Europe, mais aussi en Chine après une décennie de réformes réussies sous l’égide de Deng Xiaoping. Cette troisième mondialisation, elle aussi conduite sous l’égide de l’Occident, a été accélérée par deux facteurs : le déploiement de l’internet et l’invention du porte-conteneur qui a sensiblement réduit les coûts et les temps de transport des marchandises. En quarante ans, la Chine est devenue l’usine du monde, et des chaînes de production ont été mises en place, depuis les mines d’Afrique jusqu’aux pièces sophistiquées produites en Corée ou en Thaïlande avant leur assemblage final en Chine. Des centaines de millions d’Asiatiques sont sortis de la pauvreté, et les consommateurs occidentaux ont pu s’acheter des vêtements ou des téléphones portables à des prix beaucoup plus bas que s’ils avaient été produits en Occident.
Pourtant, ces acquis positifs sont aujourd’hui remis en cause : l’espoir d’une transformation démocratique de la Chine allant de pair avec ses réformes économiques et son enrichissement se révèle une illusion ; en Occident, un sentiment de perte de contrôle nourrit le populisme, et les États-Unis sont rassemblés sur un seul sujet derrière le Président Trump : tout faire pour empêcher la Chine de devenir le numéro un mondial. Cette obsession ne serait pas remise en cause en cas de victoire de Biden. Le Président Xi Jinping le sait et est convaincu que la Chine a aujourd’hui les moyens de relever ce défi. Dans ce contexte, la crise du Covid a encore accentué la volonté des dirigeants politiques occidentaux de réduire une dépendance excessive à l’égard des producteurs asiatiques dans les domaines stratégiques. Va-t-on pour autant vers la fin de la troisième mondialisation ? Une réponse nuancée s’impose. D’abord parce qu’aucune grande entreprise occidentale ne peut ignorer les marchés chinois ou indien, avec chacun 1,4 milliard de consommateurs. Un exemple : Volkswagen a vendu l’an dernier plus de 3 millions de véhicules en Chine, 1,7 million en Europe et 300.000 seulement aux Etats-Unis. Le même raisonnement s’applique, par exemple, à Sanofi : si certaines de ses lignes de production stratégiques seront bien rapatriées en Europe, le groupe pharmaceutique ne peut rester un des grands acteurs mondiaux qu’en demeurant bien présent aux États-Unis, en Chine et en Inde.
Ensuite parce que cela n’aurait aucun sens de casser les chaînes de production pour les produits non-stratégiques, avec pour conséquence leur renchérissement considérable. Le rapatriement sera donc limité aux produits sensibles, vers l’Europe et les États-Unis ou leur environnement proche (Maroc/Tunisie ; Mexique). Parallèlement, les chaînes de production vont continuer à évoluer lentement pour des raisons strictement économiques : la hausse des salaires en Chine incite les grands groupes, y compris chinois, à déplacer leurs usines de produits peu sophistiqués comme les vêtements, vers des pays à coûts salariaux plus faibles, du Cambodge au Bangladesh et à l’Ethiopie. Les seuls domaines où les ruptures des chaînes de production vont être brutales sont ceux qui sont jugés décisifs sur le plan stratégique : l’intelligence artificielle, les data, la robotique… Washington a engagé, avec tous les moyens réglementaires et financiers possibles, un processus d’interdiction générale de coopérer avec la Chine dans ces domaines où se jouera l’avenir de l’économie mondiale.
Le cas de Huawei est le plus connu, mais des dizaines de sociétés sont concernées, des milliers d’étudiants et chercheurs chinois aux États-Unis doivent quitter le pays, et Washington multiplie les pressions pour que ses décisions s’imposent à tous les pays occidentaux. La Chine est déterminée à relever le défi et à devenir le numéro un mondial dans ces domaines stratégiques. L’Union Européenne, elle, refuse d’être le terrain de jeu de cette bataille de titans. Elle a adopté un plan ambitieux, celui d’une « Europe Souveraine » dans ces mêmes domaines et elle prévoit d’y investir des dizaines de milliards d’euros pour rattraper son retard. C’est donc dans ce seul domaine, mais il est décisif pour l’avenir de l’économie, de la sécurité, du contrôle social et du pouvoir politique, que l’on devrait assister à la fin d’une authentique globalisation et à la progressive construction de grands blocs ayant chacun leurs règles et leurs instruments de contrôle interne et externe. Sur le plan politique, la même logique de blocs va prévaloir.
La Chine est déterminée à organiser l’Asie autour d’elle. Son projet de « Nouvelles Routes de la Soie » fait écho au temps de l’empire romain où toutes les routes devaient conduire à Rome. Les États-Unis, de leur côté, ont rénové leur partenariat avec le Canada et le Mexique et veulent parrainer l’alliance émergente entre l’Inde, le Japon, la Corée et l’Australie. Enfin, l’Union européenne se veut davantage « souveraine », sur les plans économique, mais aussi politique pour certains de ses dirigeants tels le Président Macron, en développant une ambitieuse politique de voisinage à l’Est et au Sud. Ce monde multipolaire ne sera harmonieux, et à long terme l’économie ne restera mondialisée, que si les dirigeants des principales puissances sont convaincus qu’il est de l’intérêt de leur pays de travailler à l’adaptation des organisations internationales, de l’ONU à l’OMC, à ce nouveau contexte en les dotant des moyens d’imposer le respect de règles équitables.
C’est indispensable pour faire face efficacement aux défis globaux, des pandémies au changement climatique. Et pourtant, rien n’est moins sûr. Beaucoup dépendra du résultat des élections américaines le 3 novembre prochain.