Le nouvel accord sino-iranien est-il un tournant stratégique pour le Moyen-Orient ?

31.07.2020 - Regard d'expert

La double annonce la semaine dernière d’un accord stratégique de 25 ans entre la Chine et l’Iran et de l’octroi par Téhéran de facilités aériennes et navales aux Russes et Chinois a été interprété par plusieurs observateurs comme un «game changer» dans la région du Golfe. En effet le désengagement partiel des Etats-Unis du Moyen-Orient, le montant des investissements apparemment accordés par la Chine à l’Iran (280 milliards de dollars dans le domaine énergétique et 180 milliards dans les transports et infrastructures), les facilités militaires octroyées à Moscou et Pékin et enfin l’acquisition par Téhéran de matériel militaire sophistiqué russe paraissent constituer – s’ils sont mis en oeuvre – une nouvelle donne dans la région.

Les critiques de la politique du président Trump ont d’ailleurs aussitôt déclaré que ces accords constituaient un échec majeur pour son administration, dont la politique de «pression maximale» sur l’Iran n’avait abouti qu’à jeter Téhéran dans les bras chinois. Il y a naturellement du vrai dans cette appréciation, mais elle mérite d’être nuancée :

– L’Iran est en réalité acculé par la politique de sanctions américaine et cherche donc à montrer qu’il n’est pas aussi isolé qu’on le dit et qu’il dispose d’alternatives à la relation avec les pays occidentaux, à la fois sur les plans économique et de la défense. Mais ce faisant, il donne aussi l’impression de se vendre à la Chine, comme certains pays africains.

– La Chine profite, elle, de la situation pour montrer à Washington qu’elle a dans cette région stratégique une capacité de nuisance et qu’elle étend ses partenaires de la «nouvelle route de la soie».

– La Russie pour sa part est surtout intéressée à vendre ses missiles S 400 et à bénéficier de facilités militaires dans cette partie du monde.

– On ne connaît pas les détails de ces accords, mais les chiffres mirifiques annoncés donnent à penser qu’ils ont surtout une valeur politique (comme les centaines de milliards de contrats annoncés par Trump avec l’Arabie Saoudite, dont seulement une petite partie a été réalisée).

– Beaucoup en Iran sont offusqués par cette annonce – d’Ahmadi Nejad à l’opposition libérale – car elle heurte leur patriotisme, le lion persan apparaissant comme un «caniche de Pékin» ou à tout le moins comme une simple carte aux mains des Chinois dans leur confrontation avec les Etats-Unis.

– Enfin les présidents chinois et russe n’ont pas la réputation d’être des «sentimentaux» et de faire des cadeaux sans contrepartie.

La Chine veut renforcer sa sécurité énergétique, mais elle a déjà accru ses réserves stratégiques à moindre coût. Quant à la Russie, elle voudra s’assurer que les commandes d’armement iraniennes seront réglées financièrement, ce qui n’est pas une évidence aujourd’hui. En réalité, ces accords – s’ils sont mis en oeuvre – représenteront un partenariat stratégique très déséquilibré avec Pékin et Moscou, dans lequel l’Iran sera surtout une carte aux mains des Chinois et Russes dans leurs négociations avec les Américains. Beaucoup dépendra donc du résultat de l’élection présidentielle américaine et d’un assouplissement ou non des sanctions américaines. Mais dans les deux cas de figure (réélection ou non de Trump), on peut s’attendre à ce que les Iraniens utilisent ces accords comme un moyen de marchandage avec Washington.

Il est donc prématuré de parler de nouvelle donne dans la région, mais il est clair que les principaux acteurs fourbissent leurs armes. Il faut espérer que les Européens ne seront pas absents du «grand jeu» régional qui se déroule, dans lequel ils ont des intérêts majeurs à défendre.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.