L’histoire n’en finit pas de bégayer en Côte d’Ivoire au point de s’asphyxier sous le jeu de trois acteurs mettant en scène la même tragédie depuis bientôt trente ans. Un triumvirat emmené par Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara qui, à tour de rôle, ont méthodiquement alimenté une sorte de coup d’Etat permanent depuis l’ouverture au multipartisme de la première puissance économique de l’Afrique de l’ouest-francophone, au début des années 1990. L’élection du 31 octobre n’est qu’un remake de cette pièce surjouée que les vingt-cinq millions d’Ivoiriens aspirent, dans leur grande majorité, à voir disparaître.
A l’image des précédents scrutins, les conditions sont de nouveau réunies pour qu’un empilement de violences et de victimes l’emporte sur la raison démocratique et le renouvellement attendu de l’élite politique de ce pays. En briguant un troisième mandat Alassane Ouattara, 78 ans, ne fait que perpétuer le verrouillage d’un système arrivé à bout de souffle que ses deux autres adversaires « historiques » se sont eux-mêmes employés à saborder. Ce scénario était évitable. Ces derniers mois le président sortant avait insisté, non sans une certaine sincérité, sur sa volonté de passer la main pour se consacrer aux siens ainsi qu’à sa fondation sur la gouvernance économique récemment créée. L’horizon paraissait dégagé. La vie publique pouvait enfin se réoxygéner grâce à l’entrée en lice de nouveaux visages. Las. La disparition soudaine, en juillet dernier, de son dauphin désigné, le premier ministre Amadou Gon Coulibaly, a fait s’effondrer le château de cartes. En se lançant contre toute attente dans la bataille électorale pour pallier cet imprévu, Alassane Ouattara a envoyé deux signaux inquiétants. D’une part il a montré suivant la logique du « après moi, le chaos » son incapacité à préparer une nouvelle génération de responsables au sein du Rassemblement des houphouetistes pour la paix et la démocratie (RHDP) capables de se substituer au compagnon de route disparu. Le parti majoritaire ne manque pourtant pas de compétences. D’autre part, son régime s’est ingénié à organiser un scrutin monolithique pour mieux gagner « tako kélé », à savoir dès le premier tour. Pour mettre cette stratégie en oeuvre il refuse toujours de procurer un passeport ordinaire à Laurent Gbagbo, 75 ans, exilé en Belgique depuis son acquittement par la Cour pénale internationale (CPI), début 2019. Pour l’instant, ce statut d’apatride au mépris des règlements nationaux comme internationaux empêche l’ex-président de regagner son pays. Autre contempteur, Guillaume Soro s’avère lui aussi bloqué à l’étranger, en l’occurrence en France, et privé d’élection après une condamnation à 20 ans d’emprisonnement pour recel de détournement de deniers publics et tentative présumée d’insurrection.
Une décision rendue en avril après un procès expéditif boycotté par ses avocats, et que celui qu’Alassane Ouattara appelait jadis son « fils » après lui avoir fait cumuler le poste de premier ministre et de ministre de la défense, conteste en tout point. Depuis, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a non seulement exigé la réintégration de l’ancien président de l’Assemblée nationale sur les listes électorales, mais elle a également demandé la levée du mandat d’arrêt donc ce dernier fait l’objet. A son refus d’obtempérer, Abidjan oppose le fait qu’il ne reconnaît plus la compétence de cet organe de l’Union Africaine depuis le printemps dernier. Il est des coïncidences heureuses. Autre signe du dangereux tarissement du débat public : sur 44 dossiers présentés devant la Commission électorale indépendante (CEI) seulement quatre ont été validés dont celui de l’ancien président Henri Konan Bédié dit « HKB », 86 ans, patron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) ayant délibérément refusé de fusionner avec le RHDP. La motivation d’Alassane Ouattara de rempiler se trouve évidemment dans cette candidature. Alors qu’il voyait Amadou Gon Coulibaly en capacité de l’emporter, l’actuel chef de l’Etat n’entend nullement laisser à son « frère-ennemi » l’opportunité d’une victoire en lui opposant un candidat de moindre envergure. Il s’en est d’ailleurs ouvertement confié dans l’interview accordée, le 24 octobre, au Monde : « Bédié ne veut que sa personne. S’il revenait ce pays serait détruit ». Au-delà des considérations de gouvernance économique le contexte électoral est donc, comme à l’accoutumée, guidé par les querelles d’égos, les susceptibilités et rigidités d’esprit devenues chroniques. Le fait qu’Henri Konan Bédié ait pris la tête d’une vendetta et d’un appel à la « désobéissance civile » pour mieux torpiller le scrutin du 31 octobre relève d’ailleurs de tout sauf du hasard. La vie politique d’un Etat est souvent beaucoup plus rudimentaire qu’il n’y parait. En Côte d’Ivoire, elle repose sur une appétence viscérale pour le pouvoir et la haine définitive que se vouent ces trois hommes politiques, héritiers, chacun à leur manière, de Félix Houphouët-Boigny, père de la Nation » ivoirienne décédé en 1993. C’est dans ce corpus psychologique que doit se comprendre leur lutte à mort au gré d’alliances et de mésalliances égrenées sur plusieurs décennies. Un rappel historique permet de cerner ce niveau de défiance.
C’est ainsi qu’en 1994 Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo réuniront leur force dans un « Front républicain » pour contrecarrer la volonté de « HKB » d’écarter Alassane Ouattara de la présidentielle de 1995 pour cause de « nationalité douteuse » au regard de ses ascendances burkinabè. Après avoir réussi son coup par une modification du code électoral, il remportera cette élection avec 96% des suffrages exprimés face à un unique adversaire. Patron du Front populaire ivoirien (FPI), Laurent Gbagbo ne jugera pas utile de remettre ce « modus operandi » électoral en cause lors de la présidentielle de 2000. Outre la non-participation de Bédié renversé, fin 1999, par un putsch militaire, l’exclusion de la candidature d’Alassane Ouattara sera gravée dans le marbre à travers l’article 35 de la Constitution adoptée quelques mois avant cette élection. Cet article imposera alors à tout prétendant à la magistrature suprême d’être né « de père et de mère » ivoiriens. Laurent Gbagbo sortira vainqueur du scrutin non sans soulever la violence des partisans de l’actuel chef de l’Etat. Fragilisé par une tentative de renversement en 2002 puis acculé par une série d’accords de paix (Linas-Marcoussis, Accra…) à négocier avec une rébellion dirigée par Guillaume Soro, alors très proche d’Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo procèdera à la modification de ce fameux article en posant le principe d’une possible candidature aux personnes nées « de père ou de mère » ivoiriens. Une nuance de taille qui fera sauter le verrou ayant plusieurs fois brisé les ambitions du chef du Rassemblement des Républicains (RDR). Alassane Ouattara pourra se présenter au scrutin présidentiel de 2010 initialement prévu en 2005 mais régulièrement reporté en raison de multiples remous politiques. Face aux résultats du premier tour donnant Laurent Gbagbo en tête, cette élection consacrera une alliance totalement improbable entre Bédié et Ouattara, lequel sera finalement déclaré vainqueur par la Commission électorale indépendante (CEI) face à Laurent Gbagbo, reconnu gagnant aux yeux du Conseil constitutionnel. Refusant de céder son fauteuil ce dernier sera finalement arrêté après plusieurs mois d’une crise sans précédent qui causera la mort de plus de 3000 civils.
La « neutralisation » du patron du Front populaire ivoirien (FPI) avec son transfèrement à la CPI débouchera parallèlement sur un partage du pouvoir entre « HKB » et Alassane Ouattara au sommet de l’Etat. Un pacte éphémère. Face aux rancoeurs et aux rivalités ataviques cette collaboration de circonstance volera en éclat à la veille de la présidentielle de 2015, Alassane Ouattara refusant de s’effacer au profit d’un candidat du PDCI. Ironie du sort : Henri Konan Bédié s’est rapproché de Laurent Gbagbo avec lequel il s’est entretenu à Bruxelles, en juillet 2019, mais aussi de Guillaume Soro, pour former un front commun contre l’actuel président ivoirien. Face à ces jeux d’influence et à cette confiscation permanente du pouvoir une évidence s’impose : seule la disparition de ces trois leaders du paysage politique semble de nature à faire bouger les lignes et à changer la donne au pays de « l’Akwaba »