Vers une renaissance du Conseil de Coopération des Etats Arabes du Golfe (CCEAG ) ?
L’accord qui a été signé le 5 janvier entre le Qatar et l’Arabie Saoudite – au nom des quatre pays auteurs de l’embargo contre Doha – est important car si il est un premier pas vers le dégel entre pays du Golfe, il constitue aussi le début d’un processus de négociation qui pourrait déboucher sur une renaissance du CCEAG.
1 / Le compromis d’Al Ula est bien sûr le résultat des pressions de l’administration Trump, mais il reflète d’abord un rapprochement entre le Qatar et l’Arabie Saoudite, qui est à la fois logique et bienvenu. En effet, ces pays sont de taille très différente mais ils ont beaucoup de traits en commun :
• La plupart des tribus qataries sont originaires de ce qui est aujourd’hui l’Arabie Saoudite, y compris la famille régnante des Al Thani. • Les deux pays sont majoritairement wahhabites : C’est le pacte signé en 1743 par les Saoud avec le prédicateur Abdel Wahhab qui est à l’origine de l’unification de l’essentiel de la péninsule arabique sous l’autorité des Saoud ; et Abdel Wahhab appartenait, lui, à la tribu des Banou Tamim, dont font partie les Al Thani.
• Le Qatar a connu avec Cheikh Hamad ben Khalifa (actuellement l’Emir Père) un processus de changement rapide et d’affirmation nationale, qui sont poursuivis par son fils Cheikh Tamim. L’Arabie Saoudite de Mohamed ben Salman (MBS) est engagée à son tour dans un processus de réforme économique et sociale mais aussi d’affirmation nationale dont il est difficile de ne pas voir certains parallèles. Naturellement l’échelle n’est pas la même et la transformation de l’Arabie a des conséquences régionales importantes, mais il est clair que les deux pays concourent à une « modernisation du Wahhabisme » dont on peut espérer un effet modérateur.
• Il existe des complémentarités non exploitées entre les deux pays, en particulier les besoins en gaz de l’Arabie – pour le substituer au pétrole dans ses centrales électriques et ses usines de dessalement de l’eau de mer – qui pourraient avantageusement venir du Qatar. Cela ne s’est pas fait jusqu’à présent en raison de tensions politiques, mais une réconciliation entre Riyad et Doha pourrait permettre un tel développement bénéfique pour les deux pays.
2 / Naturellement on ne peut pas masquer les divergences qui subsistent au sein du CCEAG, et qui feront l’objet des discussions à venir pour parvenir à un nouvel arrangement entre ces pays :
• La première concerne la volonté du Qatar de préserver une politique étrangère autonome, qui ne soit pas simplement alignée sur celle de Riyad. L’émirat entend notamment ménager son grand voisin iranien car ils partagent le même gisement gazier géant dans le Golfe, même si Doha n’est pas pressé de voir Téhéran le concurrencer sur le marché gazier… Le Qatar a aussi une tradition de proximité avec la Turquie – le drapeau ottoman a flotté sur Doha jusqu’en 1916 – et il est clair que les Qataris entendent conserver cette relation privilégiée qui est un garant supplémentaire de leur autonomie.
• La deuxième divergence concerne la méfiance réelle qui persiste entre dirigeants qataris et abou dabiens. Elle s’explique par une concurrence entre les deux pays dans les domaines culturels et sportifs ; mais elle repose aussi sur un vrai désaccord quant à la question de l’Islam politique : Abou Dabi est en pointe pour le combattre alors que Doha considère normal de le laisser s’exprimer – notamment les Frères Musulmans – sur sa chaine satellitaire Al Jazira. Cette opposition se traduit concrètement sur le terrain en Libye où les deux pays soutiennent chacun une des parties en conflit.
• La troisième divergence concerne le souhait de Mascate de continuer à entretenir des relations de confiance avec Téhéran et de jouer un rôle de médiateur entre l’Iran et les autres pays du Golfe ; alors que Riyad et Abou Dabi ont pour priorité de faire refluer l’influence iranienne au Moyen Orient.
3 / Néanmoins les choses évoluent rapidement dans la région et peuvent créer des occasions de rapprochement entre les pays du CCEAG et d’apaisement des tensions dans la région (ce que le Koweit appelle de ses voeux depuis longtemps) :
• L’administration Biden envisage de réintégrer à certaines conditions l’accord nucléaire avec l’Iran, en rétablissant un dialogue critique avec ce pays. La négociation sera très difficile car les positions de départ sont très éloignées, mais une fenêtre d’opportunité s’ouvre avec la fin de la politique de l’administration Trump. • Saoudiens et Emiriens forment de facto le « couple » dirigeant du CCEAG, mais avec le rapprochement saoudo-qatari, le jeu sera plus multilatéral. D’autant plus que des différences sont apparues entre Riyad et Abou Dabi sur le Yémen, sur la normalisation avec Israël et récemment à l’égard de la Turquie. En tout cas, les discussions entre pays du CCEAG devraient permettre de mettre sur la table toutes ces différences entre membres pour tenter de rapprocher les points de vue.
• Face à la nouvelle donne que représente l’arrivée de l’administration Biden, les pays du Golfe ont un intérêt évident à présenter une image moins désunie, afin de mieux peser sur les discussions concernant l’avenir de leur région.
• La normalisation des EAU et de Bahrein avec Israël ouvre de nouvelles perspectives ; d’autant plus que des contacts existent depuis longtemps entre Tel Aviv et le Qatar mais aussi avec Oman; et que MBS paraît sensible aux capacités technologiques et militaires d’Israël. Une évolution de la situation est donc possible à condition que les Israëliens soient prêts à aller plus loin que le plan Kuchner, inacceptable au roi Salman en l’état. Les Européens ont là une opportunité à saisir pour relancer le processus de paix au Proche Orient.
Tous ces éléments devraient conduire à réanimer le CCEAG qui, depuis 3 ans, n’existait plus que virtuellement. Sur le plan politique une renaissance du CCEAG pourrait s’établir sur la base de l’acceptation de différences entre pays, à condition qu’elles ne portent pas atteinte à l’intérêt général. Au contraire, les relations particulières que tel ou tel pays peut avoir avec certains partenaires de la région et au-delà peuvent contribuer à élargir l’influence du CCEAG. Sur le plan économique, toute une série de projets communs – monnaie unique, liaison entre réseaux électriques, transports ferroviaires etc … – peuvent être remis en chantier, consacrant concrètement la communauté de destin de pays proches sur le plan culturel.
Une renaissance du CCEAG serait donc dans l’intérêt bien compris des pays membres, mais aussi tant des Etats-Unis que de l’Europe, qui sont des partenaires économiques importants et qui ne peuvent qu’espérer voir les pays du Golfe réunis pour apporter leur contribution à l’émergence d’un Moyen Orient plus stable