Le Covid 19 aurait-il eu un effet inattendu sur l’ego et le taux de testostérone des grands patrons français? C’est par cette question insolite qu’Isabelle Chaperon, journaliste au Monde, s’interrogeait dans un brillant et récent article pour constater que les moeurs et pratiques des milieux d’affaires se rapprochent dangereusement de celles des politiques. Aux maux traditionnels du capitalisme français serait venu s’ajouter l’ego désormais survitaminé des grands patrons pour donner naissance à un cocktail explosif dont les détonations successives, Veolia- Suez, Covea-Scor, Unibail, Terreos, Amber -Vivendi -Lagardère, ont résonné dans notre automne confiné.
Si l’explication reste incertaine, en revanche le constat est sans appel. Au moment où il n’est question que de capitalisme responsable, inclusif et paritaire, où les notions d’éthique dans les affaires et de bonne gouvernance progressent, les méthodes de l’ancien monde prospèrent elles aussi. Intimidations et citations directes au tribunal correctionnel se multiplient. Convenances, règles non-écrites de la vie des affaires, manières policées de l’establishment financier volent en éclat. Sans appel, le constat n’est cependant pas sans précédent. L’âpreté n’est pas un fait nouveau et les temps anciens ont eu leur part de barbarie. Les Tontons flingueurs ne datent pas de l’automne 2020 mais de 1963. Déjà à cette date, la vie du capitalisme français n’était pas un long fleuve tranquille et c’est en 1968 que BSN lança son OPA sur Saint-Gobain. Ce qui est en revanche inédit, c’est l’irruption dans l’affrontement de nouveaux intervenants, la fin de ce qui était souvent une sorte d’entre-soi. Comme au théâtre, comme dans les bons vieux westerns, les batailles boursières obéissaient à des règles bien établies avec des intervenants bien définis. Au centre, les grands patrons accompagnés des grands banquiers mobilisant à leur profit leurs ressources financières et leurs réseaux d’influence. A leurs côtés, comme il se doit, un arbitre, le Gouvernement, incarnation de l’intérêt général, souvent accompagné par une autorité de régulation. Sur le banc, divers conseillers, parfois occultes, parfois publics. Dans les tribunes les médias et les actionnaires à qui, de même qu’aux jeux romains, était censé revenir la décision finale.
Enfin de façon épisodique, un ou plusieurs intervenants extérieurs, syndicats, universitaires ou juges mais toujours de commerce ou civils. Aujourd’hui, comme dans le théâtre moderne et comme dans les westerns revisités, les stéréotypes ont changé de même que les règles du jeu si tant est que subsistent des règles. Certains personnages nouveaux sont apparus. Le fonds activiste en est l’une des figures les plus remarquables, surtout lorsqu’il s’exprime publiquement et vend à découvert, double novation qui leur a permis de déstabiliser à peu de frais et à bon compte de nombreux patrons. Le juge pénal est une autre figure notable, d’autant plus intéressante qu’elle peut être actionnée par les intervenants traditionnels, comme nous l’a démontré récemment Denis Kessler. Enfin, dernier venu mais pas des moindres, le peuple des boursicoteurs imprévisibles, doté d’une véritable puissance de feu potentiellement dévastatrice. Cette révolte des gueux ne sera peut-être qu’éphémère mais aujourd’hui, la tempête fait rage et les plus intrépides, Muddy Waters et Carson Block en tête, se sont mis à l’abri. Les règles de la démocratie actionnariale continuent parfois de s’appliquer. L’affrontement sur Unibail en est l’exemple ; le plus souvent, d’autres règles prévalent. Le pénal tient le civil en l’état. Le rapport de force exclut la rationalité économique et financière. L’arbitre, que ce soit le Gouvernement ou l’autorité de régulation, se voit contester son autorité.
Quelques réflexes de base demeurent. L’unité se reconstitue spontanément face à la menace extérieure qu’elle vienne du Canada, de Chine ou des cousins de province mutualistes. Les victoires sur les théâtres d’opérations extérieurs sont célébrées. Aujourd’hui, les marchés, et en particulier les marchés d’actions, alimentés à guichet ouvert par les banques centrales, sont en état non plus d’exubérance mais d’ébullition. Plus que des questions d’ego, la configuration actuelle des marchés explique pour l’essentiel les débordements dont on constate qu’ils ne sont pas propres à la France. Qu’adviendra-t-il lorsque, comme toute conjoncture, l’actuelle conjoncture boursière se sera modifiée? Le calme reviendra-t-il après la tempête ? Le retour à l’ordre ancien est-il envisageable ? Je ne le pense pas. Concernant les acteurs, si on peut s’interroger sur la durabilité de l’intervention des particuliers dans les batailles boursières, en revanche le montant de poudre sèche accumulée par les fonds d’investissement devrait leur permettre de surmonter leurs récents déboires et de continuer à s’inscrire sur le devant de la scène. De même, le juge qu’il soit civil ou pénal continuera à être un recours incontournable pour dire le droit.
L’incertitude demeure en revanche pour le politique et la capacité des gouvernements à jouer les arbitres en dernier recours. Leur parole est affaiblie, leurs moyens sont peu nombreux et leur appétence à prendre des coups pour des bénéfices politiques incertains risquent de les tenir éloignés de ces champs de bataille avec l’exception notable des combats pour la souveraineté nationale. A terme, un retour à une certaine rationalité économique et financière semble néanmoins prévisible. L’expérience apprend que les valorisations stratosphériques et les endettements monstrueux sont parfois possibles mais toujours temporaires. Le retour aux fondamentaux est inéluctable. Et on peut espérer qu’avec ce retour certains grands dirigeants retrouveront des comportements plus en phase avec les valeurs qu’ils prônent pour leur entreprise.