L ors des élections américaines, le 3 novembre, le monde a poussé un soupir de soulagement : Trump était battu ! C’était l’essentiel car on attendait peu de son successeur, un politicien de 77 ans qui, au fil des décennies, que ce soit au Sénat ou comme vice-président de Barack Obama, n’avait pas marqué les esprits par l’ampleur de sa vision ou de son ambition pour les Etat-Unis. Grave erreur ! Aujourd’hui, on peut déjà dire, sans risque de se tromper, que Biden s’inscrira dans l’histoire parmi les grands réformateurs, au même niveau que Roosevelt et son « New Deal » ou Johnson et sa « Great Society ».
En quelques semaines seulement, avec à ses côtés Kamala Harris, sa remarquable vice-présidente qui le remplacerait en cas de problème de santé, il a imprimé sa marque de façon décisive. D’abord en nommant au gouvernement des personnalités exceptionnelles par leur expérience et unanimement respectées, notamment Janet Yellen au Trésor. Ensuite, en donnant un coup d’accélérateur spectaculaire à la campagne de vaccination : depuis la mi-décembre, 180 millions de doses ont été administrées. Fin juillet, 70% des Américains devraient être vaccinés. Le rebond de l’économie américaine n’est pas moins remarquable : le taux de chômage, qui était de 14,8% il y a un an, est redescendu à 6% avec la création de plus de 900.000 emplois en mars, notamment parmi les plus défavorisés. Ce rebond est accentué aujourd’hui par le plan de soutien de 1900 milliards de dollars dont Biden a obtenu le vote au Congrès et qui se traduit par la remise d’un chèque allant jusqu’à 1400 dollars à une majorité de familles américaines.
C’est déjà beaucoup en si peu de temps, et pourtant l’essentiel est ailleurs : Joe Biden est déterminé à « Build Back Better America ». Il part d’un triple constat, qui est chez lui une triple obsession : les États Unis sont devenus le pays développé le plus inégalitaire, avec une baisse lente mais continue du niveau de vie des classes moyennes depuis trois décennies ; pendant la même période, le pays a gravement sous-investi dans ses infrastructures qui sont aujourd’hui dans un état déplorable et souvent même dangereux ; enfin, face à l’ascension irrésistible de la Chine, l’Amérique risque d’être dépassée si elle n’investit pas massivement dans toutes les technologies de demain, digitales et vertes notamment. Ce triple constat a débouché, dans un délai record, sur un deuxième plan massif qui pourrait atteindre 3000 milliards de dollars investis sur huit ans.
Trump s’était fait élire sur un slogan populaire : « Make America Great Again », mais il n’a rien fait. Biden, lui, est déterminé à agir vite et fort. La question décisive désormais est posée au Congrès : lui en donnera-t-il les moyens ? Et plus précisément : acceptera-t-il de voter une hausse des impôts sur les sociétés de 21% à 28% ? Cette mesure serait complétée par une proposition révolutionnaire présentée par Janet Yellen à l’OCDE où 135 pays négocient depuis trois ans : dans le monde entier, toutes les sociétés devraient acquitter un impôt minimum de 21%. Ce serait la fin des paradis fiscaux, des Bermudes au Luxembourg. Cette mesure serait accompagnée par un accord sur la taxation des multinationales actives sur de nombreux marchés sans y avoir de présence physique (les « GAFA » notamment).
La France et l’Allemagne ont déjà marqué leur soutien de principe à ces deux propositions. Le Président Biden veut aller vite, que ce soit vers un accord à l’OCDE ou au Congrès, car il sait que le temps lui est compté : il a aujourd’hui, d’extrême justesse, une majorité dans les deux chambres du Congrès. Mais les élections de midterm, dans dixhuit mois, risquent de lui être défavorables si l’on en juge par tous les précédents. Or, sans majorité au Congrès, une cohabitation paralysante marquerait ses deux dernières années à la Maison Blanche. Aujourd’hui, la vision cohérente et le volontarisme du Président Biden, comme le professionnalisme de son gouvernement et le rythme de ses réformes justifient ma conviction profonde : « Never underestimate America ! ». C’est vrai aussi à l’international.
Dans ce match du XXIème siècle, face à une Chine très compétitive mais rapidement vieillissante, impériale et impérieuse, à la tête d’un réseau d’obligés mais sans alliés, l’Amérique de Biden, veut et va rassembler les pays qui partagent ses valeurs, de l’Alliance Atlantique à l’Indo- Pacifique. Et l’Europe ? Elle entend jouer pleinement sa partition, aux côtés des États Unis mais de façon autonome. Cette vision a été clairement exprimée à Bruxelles par Ursula von der Leyen, Margrethe Vestager et Thierry Breton. Sa mise en oeuvre au rythme et avec l’ampleur nécessaires dépendra beaucoup de deux scrutins décisifs : en Allemagne fin septembre puis en France dans un an.