Le déclassement stratégique de la France et de l’Europe se joue dans l’espace exo-atmosphérique
La pandémie de la Covid-19 aurait révélé, pour nombre de commentateurs, le déclassement stratégique de l’Europe. Un déclassement somme toute relatif, puisque parmi les vaccins qui ont été développés en un temps record, l’AstraZeneca anglo-suédois l’a été alors que la Grande-Bretagne était encore membre de l’Union européenne.
Les mêmes observent que ce déclassement est surtout celui de la France, seul membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies à ne pas avoir su proposer dans les mêmes délais que les autres pays membres un vaccin. Pour autant, si Sanofi a manqué le départ, le champion français de l’industrie pharmaceutique a encore l’occasion de se refaire par l’achat de licences. La production des autres vaccins dans ses propres usines pourra répondre à une demande mondiale qui s’inscrit dans la durée mais aussi par le développement de nouveaux vaccins contre les inévitables virus à venir. La crise sanitaire n’aurait donc pas signé le déclassement stratégique définitif de l’Europe ni de la France. Elle a en revanche accéléré la révolution numérique, notamment par la forte demande en connectivité pour pallier la mise à l’arrêt des transports. Dans des sociétés où le secteur tertiaire (voire quaternaire) crée dorénavant l’essentiel de la richesse, le télétravail, qui était encore récemment l’exception, pourrait devenir la norme. Corollaire de cette ère numérique, le New Space bouscule les équilibres de l’écosystème spatial, en particulier dans les communications par satellite. Et davantage que dans le secteur pharmaceutique, c’est dans l’espace exo-atmosphérique que se joue dorénavant, et probablement de manière irréversible, le déclassement stratégique de la France.
Après l’ère pionnière, au-delà de la « nouvelle frontière » ainsi qualifiée par le futur président John Kennedy en 1960, l’espace extra-atmosphérique a connu une ère commerciale, qui se poursuit encore, et dans laquelle les télécommunications par satellites sont de loin les plus profitables. L’Europe et la France en particulier ont su s’y imposer, avec Eutelsat d’abord, qui était la réponse européenne à l’américain Intelsat, puis avec le luxembourgeois SES et l’espagnol Hispasat notamment. Pourtant, à l’exploitation commerciale de l’espace, vient dorénavant se superposer une ère nouvelle, que les Anglo-saxons qualifient de space dominance. Comme l’illustre la nouvelle stratégie de défense spatiale de la France annoncée en 2019 par le président Emmanuel Macron, la requalification en 2020 de l’armée de l’Air en armée de l’Air et de l’Espace et la création du Commandement de l’espace, en réponse aux initiatives américaines de création d’une Space force, indépendante et à niveau égal des US Army, Navy et Air forces, et des démonstrations de force chinoise, russe, indienne par des tirs de missiles antisatellites, l’espace est dorénavant considéré comme un potentiel champ de confrontation militaire, en plus d’être économique, dans lequel il faut s’imposer. Pourtant, si l’ambition française en termes militaires est pertinente, elle ne paraît pas suffisante. Car c’est dans le champ de l’innovation technologique que les Etats-Unis sont en train de prendre un avantage décisif et disruptif qui conduit d’une part à une « colonisation » de l’orbite basse, que seuls les pays les plus réactifs et les plus déterminés pourront lui contester, et d’autre part à l’éclatement de l’écosystème spatial européen patiemment bâti au cours des dernières décennies. Le pari, car la technologie n’est pas encore totalement mature, des constellations de satellites de télécommunications en orbite basse (Low Earth Orbit – LEO) est en train de bouleverser les équilibres.
Les télécommunications spatiales s’appuient, pour l’essentiel, sur les satellites en orbite géostationnaires (GEO). Ces énormes satellites de plus de trois tonnes, d’une durée de vie d’environ 15 ans, offrent une grande couverture terrestre (trois satellites suffisent à couvrir le globe) et proposent des services de télévision et d’accès à l’Internet haut débit pouvant atteindre jusqu’à 100 Mbps, avec une infrastructure terrestre déjà existante. Situés à 36 000 km d’altitude, à la verticale de l’équateur, leur défaut est de ne pas couvrir les pôles et d’avoir des temps de latence de l’ordre de la demi-seconde, qui demeurent toutefois suffisants pour la majorité des usages. A contrario, les constellations en LEO seront constituées de satellites plus petits, plus nombreux (plusieurs milliers d’objets), dont la durée de vie est réduite et dont l’infrastructure terrestre est à créer. Si les débits, à terme, seront comparables à ceux fournis par les satellites en GEO, leur principal avantage est d’offrir une couverture globale (pôles inclus) et un temps de latence extrêmement faible (de l’ordre du vingtième de seconde, plus rapide que les câbles sous-marins transocéaniques), décisifs pour des applications telles que les échanges interbancaires, les opérations militaires et les mobilités autonomes aériennes et terrestres etc. Ces milliers d’objets (Starlink comprendra de 12 000 à 42 000 satellites, plus de 3 000 pour Kuiper et de l’ordre de 2 000 pour OneWeb) qui circuleront en LEO vont exiger de nouvelles normes pour éviter les collisions, une plus grande autonomisation, la mise au point de nouveaux algorithmes d’intelligence artificielle ou d’apprentissage profond pour la détection et la gestion automatique des événements (rapprochement, cas non conforme, risque de collision), des outils de surveillance (Space Situational Awareness – SSA) et de contrôle du trafic (Space Traffic Management – STM) et de nouveaux règlements internationaux pour la gestion de fin de vie notamment.
Ceux qui seront présents en LEO seront les mieux placés pour s’imposer dans cette bataille des normes et des standards qui s’annonce. Mais plus encore que les objets, ce sont les fréquences disponibles qui vont limiter le nombre d’entrants. Les spécialistes s’accordent à dire qu’il n’y a de place en LEO que pour cinq à six constellations, au risque d’interférences qui rendraient toute exploitation impossible. Or, outre les Américains Space X (Starlink) et Amazon (Kuiper) déjà cités, un troisième opérateur américain Viasat a annoncé se lancer avec une première constellation de 300 satellites. Celui-ci et le premier nommé bénéficient en outre de liens privilégiés avec le département de la défense américain qui voit dans ces constellations des applications militaires décisives notamment en termes de liaisons tactiques partout dans le globe. Au trois américaines qui bénéficient de la formidable assise financière des GAFA et/ou du financement de l’Etat américain, viennent s’ajouter les constellations du canadien Telesat (environ 300 satellites) et l’indo-britannique OneWeb. Et parce que les enjeux de souveraineté et d’autonomie technologique sont au coeur du 14ème plan quinquennal (2021-2025) présenté par le comité central du Parti communiste chinois, réuni autour du président Xi Jinping en octobre 2020, dans un contexte de rivalité assumée avec les Etats-Unis, et parce qu’il serait inconcevable pour Pékin de laisser au voisin indien une quelconque supériorité dans quelque domaine que ce soit, la Chine a également commencé le déploiement de sa constellation d’environ 300 satellites Hongyan en LEO. Dès lors, il reste peu de temps aux Européens pour s’imposer et prendre la place de l’une de ces constellations les moins installées. Car il en est ainsi dans le monde des fréquences, il n’existe pas d’arbitrage international et le premier arrivé emporte la mise. Le leadership français et européen dans le spatial repose sur ses deux maîtres d’oeuvre de satellites, Thales Alenia Space (TAS) et Airbus Defense Space (ADS), son maître d’oeuvre en lanceurs (ArianeGroup), sur son port spatial (le centre spatial guyanais de Kourou, au positionnement idéal pour les lancements en GEO et qui en fait l’un des plus performants au monde), et sur son opérateur de télécommunications par satellites de classe mondiale (Eutelsat).
En imposant son modèle de méga-constellations en LEO, Space X offre des perspectives de croissance aux deux constructeurs de satellites. Mais il justifie aussi le développement de lanceurs réutilisables, concept qui avait échoué avec la navette spatiale, et qui concurrence directement le programme phare européen d’Ariane 6. Il accroît également l’intérêt pour l’ouverture de nouvelles bases de lancement entièrement privées pour petits lanceurs bon marché entièrement dédiés à l’orbite basse. Enfin, lorsqu’il annonce vouloir tirer 25 milliards de revenus de sa constellation, soit l’équivalent de la totalité des revenus des opérateurs de télécommunication existants, il signe une véritable déclaration de guerre.
Dans ce contexte hégémonique, l’Allemagne y voit l’opportunité de s’affranchir de la coopération européenne pour se lancer dans son propre programme de lanceurs légers et la Grande-Bretagne celle de construire sa propre base spatiale en Ecosse. Le PDG d’Arianespace ne s’y est pas trompé en déclarant que « SpaceX a réussi le tour de force de semer la zizanie parmi les Européens ». Ambition hégémonique des Américains et déclassement stratégique de la France et de l’Europe dans les lanceurs comme dans les télécommunications spatiales ne sont pourtant pas encore inéluctables. Le commissaire européen chargé des questions spatiales, Thierry Breton, a appelé « à repenser la stratégie européenne, qui doit devenir plus offensive et plus agressive pour éviter le déclassement ».
Mais pour cela il faut y mettre les moyens financiers, sans plus tarder. En janvier 2021, Eutelsat, Hispasat et SES ont publié un « Livre blanc » dans lequel les trois opérateurs européens annoncent « partager sans réserve la vision des institutions européennes relative à la pertinence stratégique d’un grand programme spatial permettant la constitution d’une infrastructure de connectivité satellite européenne sécurisée et autonome. » Et d’ajouter que « faute d’acquérir cette capacité, l’UE risque de se laisser distancer par les autres puissances mondiales (États-Unis, Chine, Russie) dans la course mondiale à l’espace, et ce faisant, de subir tous les inconvénients économiques, diplomatiques et sécuritaires, associés à une telle relégation ».
Cette déclaration commune n’a semble-t-il pas encore trouvé l’écho nécessaire pour mobiliser les ressources et l’énergie indispensables. Dans la guerre contre la Covid-19, il paraît difficile de trouver 5 à 7 milliards d’euros au profit d’une constellation en orbite basse pour les télécommunications spatiales, au risque d’en perdre d’autres à venir.