Affaire Halimi: réflexions sur la responsabilité individuelle dans une société de droit
Le fait qu’aux lendemains d’un arrêt d’une Cour suprême d’un Etat, le chef dudit Etat annonce une réforme du Code pénal pour éviter qu’à l’avenir un tel jugement puisse de nouveau être rendu, témoigne de l’extrême gravité des conséquences qui pourraient s’attacher à cette jurisprudence. En tant qu’ancien juge constitutionnel, je sais qu’il n’y a pas chose plus difficile que de rendre la justice. C’est un acte qui mobilise le droit, mais aussi le plus profond de la conscience.
Aussi, le débat étant ouvert au plan national et international sur l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021 concernant l’auteur de la séquestration et des tortures suivies de la défenestration aux cris d’Allah Akbar de Madame Sarah Halimi, j’ai décidé d’y participer. Ce qui est en cause dans ce débat : la décision de la Cour d’exonérer Monsieur Kobili Traoré de sa responsabilité pénale « en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits » sur la base de l’article 122-1 alinéa premier du Code pénal ; et ce, en se fondant exclusivement sur les rapports des experts psychiatres.
Ceux-ci avaient considéré que le meurtrier, qui « s’était senti oppressé » après avoir vu chez Madame Halimi la Torah et le chandelier, avait eu des « bouffées délirantes » après avoir consommé du cannabis. « Stratégie ». Tout en reconnaissant le caractère antisémite de l’acte, la Cour a jugé « qu’aucun élément du dossier n’indique que la consommation du cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation ». En d’autres termes, il a « fumé un joint » sans anticiper les atrocités qu’il devait commettre et n’a donc pas agi intentionnellement. Ce raisonnement interroge : comment imaginer que Monsieur Traoré, que les policiers ont appréhendé après le crime en train de réciter tranquillement des versets du Coran, n’ait eu ses « bouffées délirantes » que le temps de son crime ? Et ne peut-on voir une contradiction entre la reconnaissance de la conscience qu’il avait d’agir par haine des juifs et l’inconscience qu’il avait de commettre son crime ? Quant à la consommation du cannabis comme cause exonératoire de la responsabilité pénale, il s’agit d’un revirement de jurisprudence. C’est plutôt au contraire une cause aggravante de la responsabilité pénale. D’ailleurs, la Cour de cassation en 2018 avait relevé que l’invocation par un accusé d’une absence de discernement lors d’une tentative d’assassinat semblait « davantage procéder d’une stratégie » et que la consommation même importante de stupéfiants pouvait conduire à une altération, mais pas à une abolition du discernement. Effectivement, si consommer de la drogue, même dite douce, abolit tout discernement, on peut craindre que les quatre ou cinq millions de Français (dont un jeune sur quatre) qui, d’après les statistiques, consomment du cannabis ne soient de potentiels criminels. Sciences « exactes ».
Au-delà de l’appréciation en droit des circonstances de l’espèce, le problème est surtout celui des experts. Même dans les sciences « exactes », comme on le constate avec la pandémie, les experts peuvent se contredire et changer d’avis. Chacun sait en outre qu’il n’y a pas de discipline plus incertaine que la psychiatrie. Pourtant, n’est-ce pas sur la base de rapports d’experts que le philosophe Louis Althusser qui avait étranglé sa compagne après qu’elle avait annoncé le quitter car il la traitait avec sadisme, a bénéficié d’un non-lieu en 1981 ?
Il n’est heureusement pas rare que des juges refusent de suivre des experts psychiatriques. Dire le droit est en effet un exercice différent de l’expertise, et c’est bien l’un des problèmes posés par la justice actuellement, pénale ou autre. Enfin, il y a des déclarations politiques qu’on ne peut accepter, comme celles du Secrétaire national des Verts, qui estime que cette affaire n’émeut que les juifs, à qui il faudrait faire comprendre que « la justice, ce n’est pas la vengeance ». A ceux-là, il faut rappeler que la place de la responsabilité individuelle dans une société de droit est un problème existentiel. Et que c’est donc à bon droit que le président de la République a lancé ce débat.