Où en est la “Vision 2030” saoudienne cinq ans après son lancement ?

06.05.2021 - Éditorial

A l’occasion du 5e anniversaire du lancement de l’ambitieux projet de réforme économique et sociale baptisé « Vision 2030 », le prince héritier saoudien Mohamed ben Salman ( MBS ) a accordé une longue interview à la télévision nationale pour faire un premier bilan. L’essentiel de cette intervention a été consacré aux dossiers économiques, mais il a également abordé brièvement la politique étrangère et la lutte contre l’extrémisme islamique.

Le ton du prince était calme, son objectif étant clairement de donner l’image d’un dirigeant responsable, connaissant ses dossiers, ayant une vision ambitieuse pour son pays et déterminé à avancer selon le schéma qu’il a défini. Cette interview visait l’opinion publique saoudienne mais également les investisseurs internationaux, en démontrant que le prince héritier avait bien les choses en main, que malgré la crise sanitaire et le départ de l’ami Trump, le royaume progresse dans la mise en oeuvre de sa réforme et de ses grands projets et que, en matière diplomatique, il savait se montrer pragmatique. MBS est parfaitement conscient que son pays et lui-même souffrent à l’extérieur d’une image négative – du fait de l’affaire Khashoggi, de la guerre au Yémen et des lacunes saoudiennes en matière de droits de l’Homme – et qu’il existe des interrogations sur les résultats de la politique menée depuis six ans ( l’arrivée au pouvoir du roi Salman ) :

• Sur le plan extérieur, l’Iran n’a pas plié face à la « pression maximale » du président Trump – soutenue par les Saoudiens – et conserve son influence au Moyen-Orient (Irak , Syrie , Liban , Yémen) ; le Qatar n’a pas non plus cédé à l’embargo saoudo-émirien ; l’ami Trump a perdu les élections et les relations avec l’administration Biden seront dorénavant du « donnant-donnant ».

• Sur le plan intérieur, le prince tient les rênes du pouvoir avec le soutien du Roi son père et il est populaire au sein de la jeunesse saoudienne, notamment du fait des réformes sociétales (et du développement des loisirs en particulier). Mais il est de notoriété publique qu’il n’a pas que des amis au sein de la famille régnante et des religieux, et que le monde des affaires est encore dans l’expectative. Néanmoins, malgré ce bilan en demi-teinte, le prince héritier estime à juste titre qu’il dispose d’un certain nombre de cartes pour envisager l’avenir sans crainte excessive :

• La relation stratégique avec les Etats-Unis va se poursuivre sous l’administration Biden, avec laquelle MBS s’est déclaré «à 90 % d’accord». Il a d’ailleurs fait certains gestes à son égard (offre unilatérale de cessez-le-feu au Yémen, libération de certains activistes des droits de l’Homme, réconciliation avec le Qatar) et, même si le Congrès démocrate et la CIA demeurent critiques, un certain modus vivendi a été trouvé avec la nouvelle équipe à Washington. Naturellement l’issue de l’accord en discussion entre les 5+1 et l’Iran aura un impact sur la qualité de la relation bilatérale américano-saoudienne, mais les intérêts économiques communs garantissent la perpétuation d’un partenariat privilégié.

• Sur le plan diplomatique, l’Arabie a toujours su se montrer pragmatique et MBS connaît les limites de son pays, même s’ il souhaite renforcer son influence dans la région et dans le monde. Il veut sortir de la guerre au Yémen – dont le coût est exorbitant – sans perdre la face et par ailleurs faire en sorte que l’accord qui sera éventuellement trouvé avec l’Iran prenne en compte ses préoccupations : outre le nucléaire, les missiles et drones iraniens, ainsi qu’un coup d’arrêt au développement de l’influence de Téhéran au Moyen-Orient. Pour montrer son pragmatisme, le prince a d’ailleurs utilisé un ton beaucoup plus modéré que d’habitude sur l’Iran dans son interview. Le rapprochement officieux avec Israël a naturellement pour objet de compenser le désengagement partiel américain dans la région et il est clair que Riyad jouera de la concurrence entre les acteurs chinois, russe et européen sur le marché saoudien pour optimiser les intérêts du Royaume.

• En effet l’Arabie table sur une remontée progressive des cours du brut avec la reprise économique mondiale. MBS souligne à ce sujet que la demande de pétrole dans le monde devrait augmenter jusqu’en 2030, avant de diminuer ensuite ; mais que l’offre, elle, diminuerait encore plus vite, soutenant ainsi les cours. Selon lui, les Etats-Unis ne produiraient plus que 2 millions de barils/jour en 2030 et que la Russie ne dépasserait pas le million de barils/jour dans 20 ans. Riyad conserve ainsi, avec ses réserves, un atout maître.

• Le prince héritier met aussi fortement l’accent dans son intervention sur les réformes engagées – et réalisées selon lui à 70 % – pour moderniser l’administration saoudienne et la rendre plus propice aux affaires. Il rappelle que le Royaume entend désormais mettre en valeur toutes ses ressources (minières, touristiques, culturelles) non exploitées jusqu’ici et impliquer davantage le secteur privé pour développer les infrastructures du pays dans le cadre de PPP. Il souligne le rôle moteur du fonds souverain ( PIF ) dans la gestion de l’économie, avec des moyens renforcés par la poursuite des privatisations. Le fonds souverain dispose aujourd’hui de 625 Mds €, qui seront portés à 1.000 Mds en 2025 et à 2.500 Mds en 2030. En 2021, le PIF dépensera 40 Mds en investissement (soit plus que ce qui est prévu dans le budget national) et ce montant atteindra les 75 Mds en 2030. La compagnie pétrolière nationale, l’ARAMCO, diversifie ses activités dans le raffinage et la pétrochimie et elle le fera aussi dans la production de tuyaux, de câbles et de navires. Sa privatisation sera également poursuivie et, selon le prince, une compagnie mondiale dans le secteur de l’énergie – apparemment chinoise – serait en négociation pour l’acquisition de 1% du géant pétrolier saoudien. MBS a par ailleurs pris l’engagement – pour répondre aux préoccupations de sa population – que le taux de la TVA serait ramené de 15 % à 5 % dans les cinq ans et qu’il n’y aurait pas d’impôt sur le revenu. En outre , sur la question de l’environnement, il a évoqué le projet de planter 10 Mds d’arbres en Arabie dans les prochaines années ; et sur le plan social, il a rappelé que le plan ROSHN vise à créer un million de logements en cinq ans. S’agissant des secteurs touristique et culturel, le directeur de la commission royale d’Al Ula – projet majeur de coopération avec la France – a indiqué que 2 Mds $ avaient déjà été investis, que 3,2 Mds sont prévus en PPP sur les infrastructures du site d’ici 2023 afin d’améliorer l’aéroport, de prolonger le tramway (passer de 22 à 46 km), développer les énergies renouvelables et d’améliorer la gestion de l’eau. Le Master Plan du projet prévoit de dépenser au total 15 Mds $ en 3 phases : 2023, 2030 et 2035. Le prince a invité les investisseurs à s’intéresser au secteur hôtelier, qui devra créer 9.400 chambres, dont 200 cette année.

• MBS a enfin rappelé l’importance qu’il accordait à la lutte contre l’extrémisme islamique en précisant : “Aujourd’hui nous ne pouvons croître, attirer du capital, offrir du tourisme et aller de l’avant avec l’existence d’une idéologie extrémiste en Arabie Saoudite”.

Malgré la poursuite de la crise sanitaire (même si elle est sous contrôle grâce à des mesures strictes), d’une situation économique encore morose, d’une image internationale toujours négative et d’une situation régionale incertaine, le prince héritier a tenu à marquer le 5ème anniversaire de sa “Vision 2030” pour passer un message clair à sa population et à l’extérieur : les autorités du royaume tiennent les choses en main, les réformes ont fait progresser le pays, les perspectives sont bonnes et la mise en oeuvre des grands projets engagés devrait intéresser les milieux d’affaires tant saoudiens qu’internationaux.

Même s’ il faut faire la part de cet optimisme de commande, il est exact que l’Arabie Saoudite « nouvelle » a un potentiel important et que la sortie de la pandémie et la reprise économique mondiale vont lui permettre de développer ses différents projets. La prochaine visite du Président de la République à Riyad vient donc à temps pour marquer au plus haut niveau l’intérêt de la France – et de ses entreprises – pour son partenariat stratégique avec l’Arabie Saoudite et les opportunités de coopération offertes par la “Vision 2030”

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.