Va-t-on vers un arrangement régional au Moyen Orient ?

20.05.2021 - Regard d'expert

Une fenêtre d’opportunité…

Au cours de la période récente, un certain nombre d’évènements donnent le sentiment que la situation bouge au Moyen Orient, suscitant l’espoir que l’on s’oriente vers un apaisement des tensions :

• La négociation de Vienne entre l’Iran et les 5+1 semble avancer ;

• Le président Biden accélère le désengagement américain d’Afghanistan et paraît envisager un allègement de son dispositif militaire en Irak ; ce qui devrait amener les acteurs régionaux à plus assumer leurs responsabilités dans leur zone ; • Benjamin Netanyahou n’est plus Premier ministre d’Israël ;

• Les Iraniens ont un besoin urgent –étant donné la situation économique catastrophique de leur pays– de réexporter leur pétrole et d’obtenir le dégel de leurs avoirs financiers à l’extérieur ;

• Les Saoudiens ont perdu leur ami Trump et sont conscients que les Américains recherchent désormais un accord avec l’Iran. Ils veulent eux-mêmes sortir du conflit au Yémen – qui leur coûte une fortune – et savent que Téhéran a de l’influence sur les Houthis. Ils souhaitent enfin participer à tout nouvel arrangement régional pour faire prendre en compte leurs préoccupations – en particulier les missiles tirés du Yémen et d‘Irak, ainsi que l’action déstabilisatrice des milices pro-iraniennes dans la région – ce qui les amène à engager des contacts officieux, au niveau des services de renseignements, avec l’Iran mais aussi avec le régime de Damas. Ils ont également amélioré leurs relations avec les autorités irakiennes et normalisent leurs rapports avec la Turquie ( grâce à l’assistance du Qatar ? ) ;

• Les Turcs, affaiblis économiquement et en termes d’image en Occident, sont amenés à faire des gestes envers l’Europe, les Etats-Unis ( sur le dossier ukrainien ), l’Egypte et l’Arabie Saoudite, pour éviter l’isolement ;

• Les Russes sont conscients qu’avec Biden ils ne bénéficieront plus de la complaisance américaine et que les Européens sont refroidis par l’affaire Navalny et le dossier ukrainien ;

• Les Chinois ont intérêt à un apaisement des tensions au Moyen Orient car ils veulent surtout garantir leur approvisionnement énergétique ;

• Les Européens se sont efforcés durant la présidence Trump de préserver l’accord nucléaire avec l’Iran et ils ont intérêt à éviter les tensions en Méditerranée orientale, qui sont susceptibles de relancer les migrations sur leur continent ;

• Les Palestiniens ont perdu des cartes avec les « accords d’Abraham » et ils devraient logiquement profiter de la recherche d’un arrangement régional pour remettre sur la table des négociations leur dossier national ;

• Le Liban sait qu’un apaisement des tensions entre l’Iran et les Etats- Unis ( et leurs alliés respectifs ) faciliterait un déblocage de la situation chez lui. En bref, avec la nouvelle donne que constitue l’arrivée du président Biden à la Maison Blanche, tous les acteurs au Moyen Orient ont un certain intérêt à créer une dynamique d’apaisement des tensions régionales.

…mais des obstacles à surmonter

Cela ne signifie cependant pas que les choses vont automatiquement bouger dans le bon sens, car chacun des acteurs entend naturellement défendre ses intérêts – qui ne sont pas toujours compatibles – et parce que la confiance ne se décrète pas :

• La politique étrangère de l’administration Biden parait être celle du « donnant-donnant » avec tout le monde ; et , sur le dossier iranien , elle exigera des engagements réciproques. Washington a apparemment appris de l’accord de 2015 qu’on ne pouvait pas tabler sur un comportement « raisonnable » de Téhéran au Moyen Orient sans garanties sérieuses ;

• Les Iraniens, pour leur part, veulent préserver leur influence acquise dans la région en profitant du désengagement partiel des Etats-Unis. Ils chercheront naturellement à faire le moins de concessions possibles – notamment sur le dossier des missiles, qui est leur force de dissuasion – d’autant plus que le président Rohani risque d’avoir un successeur conservateur (même si il est clair que le pouvoir de décision à Téhéran est en réalité dans les mains du Guide suprême et des Gardiens de la Révolution) ;

• Les Saoudiens sont par nature prudents et pragmatiques, et ils ne veulent pas perdre la face. La sortie de crise honorable avec le Qatar est sans doute un modèle pour eux. Leur priorité est aujourd’hui le succès de la « Vision 2030 » ( ambitieux programme de réforme économique et sociale ) et il est clair qu’un apaisement des tensions régionales inciterait les investisseurs internationaux à s’intéresser à leurs grands projets de développement. Mais il est aussi évident qu’un retour de l’Iran sur le marché pétrolier ne les arrange pas et qu’un dégel des avoirs financiers iraniens risquerait d’alimenter les « proxies » de Téhéran dans la région. C’est la raison pour laquelle des contacts officieux avec les Iraniens ont débuté à Bagdad pour voir si sur les dossiers régionaux (Yémen , Irak notamment) et sur la question des tirs de missiles, un modus vivendi était envisageable. Il est probable que si les discussions progressent, elles devraient aboutir à l’adoption de mesures de confiance (sur le modèle de l’accord Rohani- Nayef il y a une dizaine d’années, jamais exécuté ?) ;

• Le régime de Damas cherche surtout à rester en place. Il joue de la rivalité russo-iranienne et vise à réintégrer la Ligue arabe. Mais sa fiabilité est pour le moins sujette à caution …

• Le président Erdogan a une priorité dans sa politique extérieure : éviter la constitution d’une entité kurde à sa frontière sud. Il cherche bien sûr aussi à rester au pouvoir. Il est donc prêt à des accommodements régionaux – comme il l’a fait avec les Russes – si ces deux objectifs sont servis. Mais l’on sait qu’il n’est pas un partenaire facile ;

• Les Israéliens feront tout pour empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire et d’installer des milices à sa solde à leur frontière ;

• Les Russes veulent préserver leurs bases militaires en Syrie et conserver un modus vivendi avec les Turcs dans la région. Mais l’habileté cynique du président Poutine n’en fait pas un interlocuteur commode ;

• Les Palestiniens doivent impérativement retrouver une certaine unité – apparemment difficile à atteindre – pour obtenir d’Israël un arrangement moins léonin que le plan Kushner. Comme on le voit, le jeu au Moyen Orient est très compliqué parce qu’il correspond à une équation à plusieurs inconnues. La définition d’un nouvel équilibre régional risque donc de prendre du temps car, si une fenêtre d’opportunité existe aujourd’hui, les intérêts sont souvent antagonistes et la méfiance reste la règle.

Il est donc probable que l’arrangement régional espéré ne se réalisera que par petits pas. Les Européens ont naturellement un rôle à jouer, sur le dossier nucléaire iranien évidemment, mais aussi dans la recherche d’un arrangement régional au Moyen Orient, car ils sont les premiers voisins et les premiers partenaires économiques de cette zone stratégique. Encore faut-il qu’ils en aient la volonté politique et qu’ils soient capables d’être collectivement une force de proposition permettant d’avancer progressivement vers une stabilisation du Moyen Orient. C’est en tout cas ce qu’il faut espérer

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.