Au cours de ces dix ou quinze dernières années, nous avons assisté à une mutation en profondeur du contexte géopolitique mais également à une inflexion nette de la façon dont s’exercent les rapports de force entre les puissances majeures. En témoigne le jeu de « gagne-terrain » stratégique – couronné de succès à ce stade – entrepris par la Turquie, la Russie, la Chine ou encore mais dans une moindre mesure, l’Iran. Et c’est un truisme de relever qu’une grande partie des relations internationales se déroule désormais « en dessous du dioptre ».
Aux rapports de force militaire ou à la menace du recours à la force ont succédé, des politiques d’influence directes ou indirectes, la conquête de marchés économiques et souvent des politiques du fait accompli. Si l’on se risquait à recenser les caractéristiques principales de ce nouveau contexte, on évoquerait probablement l’affaissement des « normes » et l’érosion des procédures internationales de règlement des conflits ; l’émergence de nouveaux espaces de conflictualité : le cyberespace et le champ des perceptions, bien sûr mais J’y ajoute également ce qu’il est d’usage d’appeler les « zones grises » ; ces espaces physiques non couverts ou mal couverts par le droit et donc non régulés par lui ou abandonnés par le droit du fait de la faiblesse des entités qui ont la charge de le mettre en oeuvre. Enfin, je retiens dans les caractéristiques de ce nouveau contexte la mise en oeuvre de « stratégies intégrales » recourant à la combinaison de tous les leviers de la puissance : économique, culturel, social, informationnel, militaire, diplomatique, etc. Le général Lucien Poirier fait un retour en force !
Concrètement, certains de nos compétiteurs potentiels écrivent une nouvelle grammaire de l’hégémonie mélangeant hybridité et asymétrie dans tous les domaines. Ils maintiennent le plus longtemps possible l’ambiguïté sur leurs objectifs réels, font appel à des « proxies » dont l’engagement est aisément réversible et dont ils ont beau jeu de clamer leur irresponsabilité en cas de réaction de la communauté internationale. Enfin, leurs opérations enchaînent un ensemble d’actions qui, examinées isolément, restent sous le « seuil d’emploi » ou sous le « seuil de réaction » de leurs rivaux. Sans se livrer à un exercice exhaustif de documentation de ces stratégies, les actions russes et turques en Libye, les actions des mêmes en Arménie et en Azerbaïdjan ou encore russes en Ukraine et turques en Syrie participent d’évidence de cette logique. De fait, ces caractéristiques font apparaître dans le champ des relations internationales un nouvel espace de friction aux règles incertaines.
Dans cette zone grise, l’action directe et revendiquée des États – notamment le recours à la force – est souvent disproportionné en termes de coûts, financiers, réputationnels, politiques et diplomatiques tandis que l’action « clandestine » des services ad hoc est insuffisamment « globale et signifiante » dans les effets qu’elle produit. Les pays cités précédemment ont résolu cette équation ; l’un en recyclant au gré de ses intérêts des combattants arabes syriens qu’il renforce autant que de besoin de quelques capacités rares ; l’autre en ayant créé une structure privée de services mais qui lui est inféodée : la société Wagner ; le dernier, par une politique économique souterraine invasive.
Or la plupart des pays occidentaux, à commencer par la France, ne sont pas organisés pour pénétrer dans cette zone grise et contester « à niveau » l’hégémonie de nos adversaires, peser dans l’avenir de ces pays et développer des politiques d’influence durable. Ne disposant peu ou prou que des seuls moyens classiques, ils sont contraints de rentrer dans la logique binaire du « tout ou rien » … Et donc le plus souvent, ils laissent le champ libre à leurs rivaux. Il ne s’agit évidemment pas de plagier des politiques ou des organisations importés « d’ailleurs » ; de pays à la culture, à l’histoire et à l’ambition différentes. Mais il nous faut sortir de l’impasse dans laquelle nous nous sommes laissés enfermer : celle de préférer « l’éthique sans performance » par opposition à la « performance sans éthique » que nous reprochons à nos concurrents. Nous ne pouvons rester totalement démunis dans cette zone grise.
N’en déplaise aux éternels thuriféraires de Max Weber, il existe sûrement un chemin respectueux du droit français entre « Executive outcome » et « Blackwater ». Il s’agirait pour notre pays de créer les conditions et l’organisation permettant d’être présent « à bas bruit » par le truchement d’un opérateur privé dans les « zones grises » des pays en crise ou en sortie de crise dans lesquelles la France a des intérêts ; des intérêts d’un niveau insuffisant pour justifier une présence régalienne mais à l’inverse d’une sensibilité suffisante pour nécessiter des effets au-delà de ce que peuvent produire les services spécialisés ou des stratégies indirectes (soft power from behind, light foot print).
C’est dans ce cadre que seraient mises en oeuvre des stratégies multi-domaines à effets intégrés dont les objectifs principaux sont la stabilisation et le développement des pays concernés aux fins de la promotion des intérêts politique, diplomatique et économique français ou encore la contestation de l’activisme d’un compétiteur stratégique. Ceci passe non seulement par le décloisonnement des politiques publiques entre elles mais aussi par un décloisonnement entre l’action régalienne et celle du secteur privé. Quelles devraient être les principales aptitudes de cet opérateur ?
Probablement son aptitude à combiner et à coordonner au plus près du terrain un large spectre de capacités d’action (aide humanitaire, intelligence économique, sécurité, formation, équipements, développement, infrastructures, influence, etc.) ; également le fait qu’il aiderait à traduire en projets les intentions des pays en sortie de crise et ne leur imposerait pas des modèles importés ; la réversibilité de tout ou partie de ses actions et son démarquage « affichée » vis-àvis de la diplomatie française. Cette structure, baptisons-là « Berlioz » en souvenir d’un maître de l’orchestration, d’un éminent représentant de l’humanisme européen et d’un compositeur français contemporain de Wagner…