L’action militaire seule ne règle aucun des problèmes liés à la misère ou l’injustice » (1/2)
De façon cyclique, l’Afrique réapparaît comme un enjeu. Que pouvez-vous nous dire de l’Afrique en général ?
Didier Castres : Il y a toujours une forme d’arrogance à vouloir parler de l’Afrique comme un tout car il y a des Afriques. Le Zoulou d’Afrique du Sud a aussi peu à voir avec le Toucouleur du Sénégal qu’un Tatar de Crimée avec un Breton. Soyons humbles sur les regards que nous portons sur l’Afrique et soyons précis sur ceux que nous portons sur les Afriques. La deuxième remarque préliminaire lorsque l’on parle de l’Afrique ou des Afriques, réside dans nos biais cognitifs qui nous font souvent observer ce continent selon quatre dimensions.
La première engage à se le représenter comme un territoire en marge des affaires du monde, un faire-valoir, un marchepied de la grande politique et de la grande diplomatie que constituent l’OTAN, les relations États-Unis/Chine, Europe/Russie, mais jamais les relations avec l’Afrique. Je n’oublie jamais que pendant tout son mandat, le ministre des Affaires étrangères du président Hollande ne s’est jamais rendu en Afrique, ce qui a évidemment été compensé par la visite de Jean-Yves Le Drian par la suite, mais cela illustre tout de même cette idée de continent en marge.
La deuxième vision est celle qui consiste à voir l’Afrique comme le terrain de jeu d’un dérivatif stratégique, un peu comme à l’époque de la guerre froide. Les « Grands », plutôt que de s’affronter frontalement, préfèrent déporter leur conflit sur un autre théâtre d’opérations : l’Afrique. C’est ce qui se passe en Libye, où les Émirats arabes unis et l’Égypte s’opposent au Qatar et à la Turquie. En réalité, derrière les enjeux locaux s’affrontent deux visions de l’Islam : celle des Frères musulmans et une autre, plus laïcisée.
La troisième vision que l’on peut avoir de l’Afrique, tronquée elle aussi et j’insiste sur le caractère caricatural de ces appréciations, réside dans l’image d’une Afrique libre-service, d’un continent qui regorge de ressources rares où il suffirait de se baisser pour les ramasser. Je ne ferai pas la liste des métaux rares, coltan, tantale, béryllium, etc. dont l’industrie mondiale a besoin mais tiens à simplement prendre l’exemple des terres agricoles. Ce sont 130 millions de kilomètres carrés, soit deux fois la superficie de la France, qui ont été vendus par les Africains ou mis en location longue durée auprès de pays comme la Chine, l’Inde et la Corée.
Enfin, la dernière image que beaucoup se font de ce continent, c’est « l’Afrique menace », et il est vrai que les raisons ne manquent pas. Vingt tonnes de cocaïne en provenance d’Amérique latine en 2019 ont été interceptées en Afrique de l’Ouest sur la route de l’Europe. Et cette quantité ne représenterait que 20 % de la drogue qui transite par l’Afrique. On pense également à l’inquiétante traînée de poudre islamiste qui embrase l’Afrique et s’y étend de ses côtes occidentales à ses côtes orientales. La seule zone sahélienne a enregistré 4 000 victimes du terrorisme islamiste en 2020.
Ces perspectives inspirent un certain défaitisme. Quelle est votre vision de l’avenir de l’Afrique ?
Je considère, à titre personnel, qu’il ne faut sombrer ni dans l’afro-pessimisme ni dans l’afro-béatitude. Et j’aime beaucoup cette citation que l’on prête à Charles Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit et surtout voir ce que l’on voit ». Une façon de décrire l’Afrique consiste à se référer aux seuls faits et chiffres officiels plutôt qu’aux sentiments. J’en cite donc quelques-uns avec la conviction que cet enchaînement de données conduit directement aux enjeux du continent africain.
Le premier de ces chiffres est que l’Afrique représente 17 % de la population mondiale mais seulement 3 % du PIB mondial. Le deuxième qu’il convient d’avoir en tête est que l’Afrique est constituée de 54 États dont 32 sont dans les 33 derniers au classement de l’indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Parmi ces États, 16 sont confrontés à des conflits soutenus qui mobilisent 62 % de tous les effectifs des casques bleus déployés dans le monde, soit de l’ordre de 70 000 militaires. Le quatrième point est qu’en un siècle, le Sahara s’est agrandi de 10 % c’est-à-dire d’une fois et demi la superficie de la France, et ce phénomène est en voie d’accélération. Quand le désert progresse, les populations fuient ces zones-là et s’entassent dans des régions qui sont à leur tour déstabilisées par les densités de population.
« Il ne faut sombrer ni dans l’afro-pessimisme ni dans l’afro-béatitude »
Le point suivant touche à la démographie : en 1950, l’Afrique comptait 250 millions d’habitants, elle en compte aujourd’hui 1,2 milliard et en 2050 les démographes et les prospectivistes affirment qu’elle en comptabilisera 2,5 milliards. La population de l’Afrique aura été multipliée par dix en un siècle et en 2050, un habitant sur quatre sera un Africain. Ce sont évidemment des chiffres difficiles à appréhender ex nihilo. Aussi, je les mets en perspective avec l’évolution démographique de notre pays. En 1950, la France comptait 42,5 millions d’habitants, elle en compte aujourd’hui 67,4 et en comptera 70 millions en 2050. En comparaison et sur la même période, la population française aura donc été multipliée par 1,65 et par 10 en Afrique. Enfin, dernier critère et pas des moindres, depuis les années 1960 c’est-à-dire la période des indépendances, l’Afrique a été secouée par 140 coups d’État ou tentatives de coup d’État. Si on lisse ces chiffres sur soixante ans, cela revient à dire que ce continent a connu deux coups d’État par an, depuis les indépendances. Et si l’on prend comme référence historique le fameux discours de la Baule prononcé par le président Mitterrand en 1990 qui recommandait le multipartisme et la démocratie, 50 coups d’État ont eu lieu depuis. Tout cela est bien sûr à nuancer et n’a d’intérêt que pour partir d’une base de réflexion objective.
Parution dans Décideurs Magazine le 25 janvier 2022 (Propos recueillis par Antoine Morlighem)