En 2015, les Burkinabè étaient dans la rue pour dénoncer le coup d’Etat du Régiment de Sécurité Présidentielle (RSP). Aujourd’hui ils manifestent en soutien de la toute nouvelle junte. Comment en est-on arrivé là ?
Lors de mon dernier séjour à Ouagadougou fin septembre 2021, j’avais le sentiment que les choses n’allaient pas en rester là. Dans mon rapport, je soulignais que « suite au coup d’État en Guinée du 5 septembre 2021, mais aussi à ceux que l’on a vus au Mali et à la transmission de pouvoir hors norme constatée au Tchad, le contexte global est en train de changer en Afrique de l’Ouest, mettant en risque un certain nombre d’Etats particulièrement fragiles de la région, notamment le Burkina Faso ». J’expliquais ensuite que les militaires étaient fatigués par la lutte contre le terrorisme qui gagnait du terrain partout dans le pays, que ces soldats manquaient de tout, et que certains jeunes chefs se tenaient prêts à agir face à l’apathie du gouvernement et du président Roch Marc Christian Kaboré. A l’époque, le scénario le plus probable d’évolution au Burkina Faso semblait donc être celui d’une mutinerie de la troupe récupérée par des officiers quadras qui ne voyaient pas comment sortir de l’impasse sécuritaire avec des chefs qu’ils jugeaient incompétents et parfois corrompus, autrement que par un putsch.
Les 23-24 janvier 2022, le scénario prospectif est devenu réalité. Des mutineries ont d’abord éclaté dans certains camps militaires de la capitale et de certaines grandes villes. Puis un groupe d’officiers supérieurs s’est rendu à la télévision nationale pour annoncer la fin du pouvoir du président Kaboré, la suspension des institutions et la fermeture des frontières nationales terrestres et aériennes. Les communiqués lus par un jeune capitaine étaient tous attribués au Lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba. Roch Kaboré a, semble-t-il, échappé à une tentative d’assassinat grâce aux gendarmes qui assuraient sa protection avant d’être remis aux putschistes et assigné à résidence dans une villa ministérielle du quartier résidentiel de Ouaga 2000. Il a ensuite signé sa lettre de démission.
Il y a sans doute eu des morts et des blessés pendant ce coup de force, mais aucun chiffre officiel n’a été communiqué jusqu’à présent. En revanche, on a pu voir sur les télévisions burkinabè et internationales les images de Burkinabè félicitant les militaires, exprimant leur rejet du régime Kaboré et leur joie que les affaires du pays soient confiées désormais aux militaires.
Quel contraste entre ces images et le souvenir des cinq jours de résistance que les Burkinabè ont menés, à Ouagadougou essentiellement, entre le 16 et le 23 septembre 2015 ! A l’époque, les hommes du Régiment de Sécurité Présidentielle (RSP, garde prétorienne de l’ancien président Blaise Compaoré) ont tenté de renverser le régime de transition de Michel Kafando et mis à leur tête le Général Gilbert Diendéré. Les manifestants ont courageusement lutté contre les bérets rouges du RSP, allumant des feux de pneus aux carrefours puis disparaissant, pour aller manifester ailleurs leur mécontentement. Les organisations de la société civile les soutenaient, préparant sandwichs et bouteilles d’eau pour aider les jeunes sur les barrages. La nuit, les rues étaient éclairées par les balles traçantes dans le ciel et les lueurs rougeoyantes et noires des feux disséminés dans tous les quartiers. Les quelques centaines d’hommes du RSP ne savaient plus où donner de la tête dans la capitale alors même qu’ils n’avaient déjà plus aucun contrôle sur le reste du pays largement opposé à ce coup d’État. Finalement sous la pression nationale et internationale, Gilbert Diendéré s’est excusé et a remis le pouvoir à la transition pour poursuivre le chemin vers les élections de décembre 2015 qui ont vu la victoire de Roch Kaboré.
Les chiffres et les symboles
Cette chronique d’une chute annoncée du président Kaboré a connu plusieurs étapes, chacune ayant sapé un peu plus la légitimité du régime qui n’arrivait pas à répondre à la crise sécuritaire provoquée par les groupes armés terroristes (GAT) depuis 2015 : plus de 2 000 morts dont au moins 500 membres des forces de défense et de sécurité, presque deux millions de déplacés internes, plus de 3 200 écoles fermées à cause de l’insécurité, soit près de 500 000 élèves et 15 000 professeurs touchés.
Il y a les chiffres et il y a aussi les symboles. Le massacre de Solhan en est un : dans la nuit du 4 au 5 juin 2021, des GAT ont attaqué cette localité du nord-est du pays tuant 160 civils selon le bilan officiel – hommes, femmes et enfants sans distinction. Quelques jours plus tôt, le ministre de la Défense de l’époque Chériff Sy s’était rendu non loin de Solhan pour assurer à la population que tout était redevenu normal dans la région…
L’attaque par plusieurs centaines de GAT de la gendarmerie d’Inata en est un autre : le 14 novembre 2021, sur les 120 gendarmes déployés dans cette localité septentrionale, au moins 53 ont été tués et 47 retrouvés vivants, selon le bilan officiel. Les autres, toujours portés disparus, sont probablement morts. Ce qui a aggravé l’onde de choc, c’est que deux jours avant l’attaque, le commandant du détachement d’Inata avait lancé un nouvel appel à l’aide à sa hiérarchie. Le groupement de gendarmes était en effet depuis deux semaines obligé de chasser pour pouvoir manger. Sans vivres, l’officier annonçait devoir bientôt quitter sa position pour préserver la vie de ses hommes.
Chef des armées, Roch Kaboré portait la responsabilité régalienne et ultime de ces massacres et de ces dysfonctionnements. Il a longtemps été dans le déni face à l’avancée des terroristes, estimant que les violences étaient le fait de partisans de Blaise Compaoré ou d’anciens du RSP qui voulaient déstabiliser son mandat. Réélu en décembre 2020 dès le premier tour avec presque 58% des voix, Roch Kaboré avait la confiance des Burkinabè. Mais l’aggravation de la crise sécuritaire a eu raison de sa légitimité populaire. Reste à voir si les Burkinabè ont eu raison de confier leur destin aux militaires. Feront-ils mieux dans la lutte contre le terrorisme maintenant qu’ils sont seuls aux manettes ? Au Mali, ce n’est pas encore le cas. Seront-ils capables d’éviter que la crise sécuritaire ne se transforme en une crise inter-ethnique alors que les Peuls sont de plus en plus stigmatisés dans le pays, accusés globalement d’être des complices des GAT alors qu’ils en sont les victimes comme les autres ? Baignés dans le mythe du Capitaine révolutionnaire Thomas Sankara, devenu une icône africaine, les Burkinabè espèrent que les réponses à ces questions seront positives. Mais n’est pas Sankara qui veut.