« L’action militaire seule ne règle aucun des problèmes liés à la misère ou l’injustice » (2/2)
Dans le précédent numéro de notre Newsletter, du jeudi 27 janvier, le général Didier Castres dresse un constat sur les défis rencontrés par la plupart des Etats africains aujourd’hui : le défi du développement économique et humain – l’Afrique représente 17% de la population mondiale mais seulement 3% de son PIB ; 32 pays du continent sont dans les 33 derniers États au classement de l’indice de développement humain du PNUD –, le défi écologique – en un siècle, le Sahara s’est agrandi de 10% –, et encore le défi démographique – en 2050, la population de l’Afrique aura été multipliée par 10 en un siècle.
Pour peu que votre constat soit partagé, que faut-il faire pour sortir de cette situation ?
Vous allez me dire que l’on rentre un peu dans le « wishfull thinking » d’un monde parfait… Néanmoins, des constats que j’ai dressés, j’en retiens que l’Afrique est confrontée à trois grands défis.
Le premier est celui de réussir une transition politique et une transition de gouvernance. Il me paraît évident que ces pays et leurs populations ne pourront renouer avec la paix, la stabilité et la croissance qu’à la condition d’avoir trouvé un système politique qui réponde aux aspirations de la jeunesse, une jeunesse qui ne veut pas naître et mourir avec le même Président. Certains monopolisent le pouvoir depuis quarante ans ! Je ne suis pas sûr que les populations contestent tel ou tel hiérarque, mais je suis convaincu qu’elles réclament de choisir, et qu’elles aspirent à l’alternance. On peut toujours critiquer la démocratie française et la façon dont elle est mise en œuvre, toujours est-il que l’alternance existe et les électeurs peuvent changer celui qui est à la tête du pays. Ce n’est pas encore le cas dans beaucoup de pays africains même si cela s’améliore, comme en attestent les alternances au Sénégal, au Ghana ou encore en Afrique du Sud. Le codicille de ces transitions politiques réside probablement dans une réflexion sur les questions de gouvernance : le mode de fonctionnement de ces États et leurs constitutions sont-ils toujours adaptés aux caractéristiques des pays concernés ?
Le deuxième défi, c’est d’enclencher une transition économique. Certains pays l’ont déjà entamée, mais la plupart doit désormais abandonner l’économie de rente qui prévaut depuis les indépendances pour construire une économie de production. L’Afrique doit se transformer, s’industrialiser pour produire des objets finis. Il n’est pas concevable qu’au XXIe siècle l’Afrique vende des billes de bois mais soit contrainte ou cède à la facilité d’importer des peignes chinois. Cette transition économique règlera, en partie, les difficultés d’une jeunesse désœuvrée dont 70 % est au chômage.
Le troisième défi, probablement le plus difficile car le non-dit culturel est prédominant, est celui d’entamer la transition démographique. Il faut bien sûr accroître le PIB d’une grande partie des pays africains mais il s’agit également de réduire le nombre de ceux qui vivent de cette richesse. En fait, le taux de croissance économique de ces pays devrait être supérieur à la croissance démographique. Deux chiffres pour illustrer l’ampleur de la question démographique : au Niger, le taux de fécondité est de 6,82, au Mali il est de 5,78. Le succès de ces trois transitions et la vitesse avec laquelle elles seront mises en œuvre conditionnent l’avenir du continent africain et par là-même, le nôtre.
Quelles sont ces forces et quel doit être le rôle des partenaires de l’Afrique pour les aider à relever ces défis ?
En premier lieu, je suis persuadé que nous avons une obligation, nous, pays du Nord, envers l’Afrique. Pas une obligation au titre d’une liturgie pénitentielle et d’un inexpiable péché, le fameux fardeau de l’homme blanc, mais en premier lieu au titre de notre humanité commune. Nous en avons également l’obligation au titre au regard de nos intérêts et je ne considère pas le terme « intérêts » comme un mot impudique ou un blasphème. Enfin, nous devons prendre conscience de notre proximité géographique avec le continent africain. Nous avons souvent l’impression que la Méditerranée serait une sorte de douve qui nous protégerait de toute convulsion africaine. Le détroit de Gibraltar, à son passage le plus étroit, mesure 14 kilomètres. Et pour prendre une référence parisienne, 14 kilomètres, c’est la distance qui sépare le bois de Saint-Cloud du bois de Vincennes. Nous devons nous engager à aider les Africains à réaliser ces trois transitions, là où elles sont nécessaires. Alors que faire ? Quatre voies peuvent être explorées.
La première consiste à rapprocher les perceptions que le Nord a de l’Afrique. J’ai le sentiment d’un effet de diffraction, comme lorsque l’on met un bâton dans l’eau et que l’on ne voit pas la réalité comme elle est. Il faut donc mettre en place des mécanismes, des enceintes, des processus, des échanges, qui permettent de faire converger les visions sur l’Afrique, l’Afrique réelle et pas celle fantasmée. On ne peut pas apporter de solution collective à un problème si l’on n’en partage pas le constat initial.
« Nous devons prendre conscience de notre proximité géographique avec le continent africain »
La deuxième voie à explorer, car c’est finalement celle qui a créé de la richesse et de la paix en Europe, c’est d’aider les Africains à accélérer leurs processus d’intégration régionale et continentale sur le plan économique. L’Union européenne constitue un marché intégré, régi par des règles communes même si elles sont parfois contestées, par une devise commune. Elle est également un espace de libre circulation des biens et des personnes, ce qui produit de la richesse et de la paix. Les Africains sont sur ce chemin ; ils ont créé des communautés économiques régionales, Cedeao, Sadc, Ceeac et Igad. Ils doivent franchir une étape supplémentaire et nous devons les accompagner, c’est-à-dire investir dans tout ce qui produit de l’intégration, et notamment les grosses infrastructures : ports, aéroports, voies ferrées, autoroutes.
La troisième direction consiste probablement à mieux coordonner entre elles les actions d’appui, de soutien que les pays du Nord décident d’engager en Afrique. Des investissements sont générés, c’est incontestable mais il serait souhaitable qu’ils s’inscrivent dans un schéma global et qu’ils ne répondent pas uniquement aux intérêts particuliers de l’investisseur ou de ceux du pays où sont réalisés les investissements. Enfin, la dernière direction réside dans une meilleure coordination entre pays du Nord et pays du Sud. Mieux coordonner au niveau stratégique l’expression des besoins, leur réalité et la façon de les satisfaire ; le but étant d’éviter de créer des « éléphants blancs », ces infrastructures « posées » au milieu de nulle part et qui n’ont aucune utilité. Tout ceci suppose, et c’est probablement mon côté idéaliste, que les pays du Nord comme ceux du Sud abandonnent leurs réflexes obsidionaux corporatistes et catégoriels. L’envie d’un avenir meilleur pour l’humanité, à travers celui de l’Afrique, doit demeurer supérieure aux intérêts des États.
Parution dans Décideurs Magazine le 25 janvier 2022 (Propos recueillis par Antoine Morlighem)