La vente en 2014 par Alstom de sa branche Energie à l’américain General Electric était un véritable scandale. Le professionnel de l’intelligence économique que je suis depuis 20 ans l’a vécue avec beaucoup d’autres comme une insulte à notre pays, à notre intelligence, aux femmes et aux hommes qui ont bâti la richesse de nos industries et de nos entreprises. Elle a été une nouvelle illustration d’une guerre économique sans merci que les Etats-Unis ont mis en place pour affaiblir leurs concurrents et pouvoir mener plus facilement des opérations de prise de contrôle de fleurons industriels étrangers. L’enquête menée par la justice américaine sur la base du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) – qui permet à cette dernière de poursuivre des dirigeants d’entreprise partout sur la planète –, a mis à l’époque une telle pression sur les dirigeants d’Alstom, et notamment sur Patrick Kron, son PDG, que ce dernier n’a eu d’autres solutions que de plaider coupable, d’accepter de payer une amende de 772 millions de dollars et… pire, de vendre la branche énergie d’Alstom à l’un de ses principaux concurrents General Electric.
Pour ne pas être trop long, je renvoie tous ceux qui auraient oublié les éléments concrets de cette sombre histoire à de remarquables documents qui décrivent parfaitement ce scandale :
- Un rapport remarquable du centre français de recherche sur le renseignement “Racket américain et démission d’Etat. Le dessous des cartes du rachat d’Alstom par General Electric“ (2014) rédigé très vite et très tôt par Éric Denécé et Leslie Varenne ;
- Le formidable et poignant livre de Frédéric Pierucci et Matthieu Aron “Le piège américain“ où Frédéric, ancien cadre dirigeant d’Alstom, raconte son arrestation, son emprisonnement, son abandon par sa hiérarchie, son combat pour retrouver sa liberté ;
- Le reportage « Affaires sensibles » co-produit par France Télévisions, France Inter et l’Ina, d’après l’émission originale de France Inter (2021).
Cette affaire a été suivie de beaucoup d’autres dont les plus emblématiques ont concerné BNP Paribas, Technip, Airbus. Et nous sommes quelques-uns à Paris à nous être dit : « arrêtons de pleurer, faisons notre métier d’anticipation, d’analyses de signaux faibles, d’intelligence et d’accompagnement stratégique ». C’est pour cette raison que j’ai créé en 2019 l’observatoire de l’intelligence économique qui, adossé au syndicat français de l’intelligence économique, rassemble une quinzaine d’experts de nos métiers, totalement indépendants, qui se mobilisent depuis pour identifier les menaces, alerter et combattre.
Lorsque Frédéric Pierucci, membre de notre observatoire, est venu il y a plus d’un an pour nous dire que les turbines Arabelle passées sous contrôle de General Electric étaient à vendre et qu’il fallait se mobiliser pour faire en sorte qu’elles reviennent sous pavillon français, nous avons tout de suite répondu présent. Au début, personne ne nous croyait dans la sphère étatique, émettant des doutes sur nos informations. Petit à petit, nous avons expliqué, mobilisé, convaincu. Je veux souligner le rôle de Frédéric qui a été exemplaire et qui imaginait même des solutions de financement. L’Elysée et le Président Macron personnellement ont fini par se saisir du sujet ; ont tordu le bras d’EDF qui ne voulait pas de cet actif synonyme d’intégration verticale ; et grâce à ce long process de maturation, dans quelques jours, le rachat par EDF de cet actif hautement stratégique – il s’agit tout de même des turbines de nos centrales nucléaires – sera officialisé.
C’est une excellente nouvelle qui n’exonère personne de ses responsabilités passées mais qui marque tout de même un tournant et confirme que la réflexion sur la souveraineté technologique, sur l’autonomie et la défense des filières stratégiques de notre pays est désormais dans le débat public. Au moment où j’écris cet éditorial, toutes les informations ne sont pas encore disponibles, notamment quant au périmètre exact du rachat. A ceux qui considèrent qu’EDF n’est pas le mieux placé pour racheter l’actif au motif qu’il serait le client futur de cet outil industriel, je réponds que l’Etat a eu raison de centraliser le rachat de l’actif entre les mains d’un seul opérateur simplifiant en cela les négociations avec General Electric. Il est évident qu’une fois le retour des turbines Arabelle dans le giron de la France, il faudra tenir compte des partenariats industriels et des marchés potentiels. Un tour de table sera alors nécessaire, probablement avec les Russes de Rosatom et sans doute avec d’autres.
Mais ne boudons pas notre plaisir. Chaque chose en son temps.