« L’Etat est malhonnête et inconstant » Marcel Boiteux. Comme le rappelle cette déclaration de Marcel Boiteux, dirigeant emblématique de la maison de 1967 à 1987, les relations d’EDF avec son actionnaire plus que majoritaire n’ont jamais été un long fleuve tranquille mais l’éminente contribution d’EDF, après la guerre, à la reconstruction de la France et de son tissu industriel, puis, lors de la crise pétrolière, la réussite de son programme nucléaire, avaient conféré à EDF un poids et une autorité qui lui permettaient de faire face aux injonctions de son actionnaire unique mais aussi régulateur et parfois opérateur.
Pendant longtemps, jusqu’à sa privatisation partielle en 2004 et sa transformation en société anonyme à capitaux publics, la gouvernance d’EDF se résumait à une relation bilatérale avec une entité publique qui lui avait confié la gestion d’un service public de nature industrielle et commerciale. Bien que parfois conflictuelle, cette relation était équilibrée par la reconnaissance du savoir-faire d’EDF, en particulier de sa capacité à construire et à exploiter une filière nucléaire garante de l’indépendance énergétique de la France.
C’était le temps où EDF communiquait sur « ma perceuse qui est électrique et donc nucléaire », où un Français présidait le Conseil mondial de l’énergie. En 1981, le nouveau président de la République, pourtant élu sur un programme critique du nucléaire, s’inscrivit dans cette continuité en jouant de différentes tactiques pour neutraliser les militants historiques, en les intégrant à de nombreuses instances gouvernementales, dans lesquelles ils restèrent en minorité face à la technostructure favorable à la poursuite du programme nucléaire.
Depuis, les temps ont changé, sont devenus plus durs et les parties prenantes se sont multipliées, souvent dans des vents contraires. Dès les années 70, il est vrai que le mouvement antinucléaire français était l’un des plus actifs au monde, et que Marcel Boiteux avait échappé en 1977 à un attentat terroriste à l’explosif commis sur son domicile. Aujourd’hui, le mouvement antinucléaire est toujours présent et virulent, mais probablement pas plus que dans les années 70. En revanche, à ce mouvement se sont ajoutées de nouvelles parties prenantes réductrices des marges de manœuvre de l’opérateur EDF.
Premières parties prenantes réductrices, les autorités de contrôle françaises et européennes, en charge de la sûreté nucléaire et de la concurrence, que l’on ne peut taxer d’hostilité vis-à-vis d’EDF mais dont la vigilance s’accroît au fur et à mesure de la survenance des incidents et catastrophes, et de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. Deuxièmes parties prenantes réductrices, les marchés de capitaux et leurs valorisations désolantes, dont on constate qu’ils n’ont pas apporté la puissance financière espérée mais qui lui ont néanmoins permis d’accumuler une dette de 40 milliards d’euros. Troisièmes parties prenantes réductrices, les concurrents qui commençaient à mordre sérieusement sur les parts historiques de marché, à la vitesse de 100 000 clients par mois, avant que la hausse des prix de l’énergie ne vienne mettre un terme à la guerre des prix.
En 20 ou 30 ans, le champ relationnel dans lequel opère EDF s’est considérablement complexifié. De plus, il s’est considérablement étendu, internationalisation et mondialisation obligent. Enfin, il est scruté en permanence par des médias inquisiteurs et autres lanceurs d’alerte, opérant en temps réel à la recherche du faux pas ou de l’erreur. Le paradoxe est que cette difficulté plus grande à opérer s’accompagne d’une multiplication des attentes vis-à-vis de l’opérateur EDF.
EDF a toujours eu pour mission de produire de l’électricité, si possible à bas prix, d’assurer une indépendance énergétique à la nation et pour certains, notamment les héritiers de ceux qui ont nationalisé EDF après la guerre, de constituer une vitrine sociale, éventuellement au détriment de la performance financière.
Dans un contexte concurrentiel et non plus monopolistique, les mêmes exigences demeurent mais la performance financière est devenue au moins aussi importante que la question sociale, et aux centrales de production sont venues s’ajouter les énergies renouvelables. Avec le retrait d’Alstom et la reprise de Framatome, EDF a la charge de l’ensemble d’une filière nucléaire dans laquelle il ne figurait essentiellement qu’en tant qu’exploitant. Enfin, EDF est désormais engagé dans une course contre la montre pour fournir les quantités considérables d’électricité que requerra le déclin des énergies carbonées et l’électrification massive qui en résultera.
A la question de savoir si l’on n’en demande pas trop à EDF, si EDF a les moyens de ses ambitions, et de celles que lui prêtent l’Etat, la réponse invariable de l’Etat est qu’il a été et sera toujours là pour permettre à EDF de remplir sa mission, et que cela, si l’on en croit notre ministre des Finances, devrait suffire à rassurer les marchés, ouvrant ainsi un autre débat sur la capacité de l’Etat lui-même à agir dans un contexte également contraint.
Outre le soutien d’un Etat inconstant et malhonnête, EDF peut trouver par ailleurs deux raisons d’espérer dans deux bonnes nouvelles passées largement inaperçues dans le flux des mauvaises nouvelles, l’attachement des Français à EDF d’une part, ses résultats financiers d’autre part. Au palmarès des marques préférées des Français, EDF figure en troisième position. A la question de l’entreprise la plus attractive pour réaliser un stage en alternance, EDF figure en cinquième position. En 2021, EDF a atteint tous ses objectifs financiers. Le résultat net a été multiplié par huit à 5,1 milliards d’euros. L’Ebitda a progressé de 11,3 % en organique à 18 milliards pour un chiffre d’affaires de 84,5 milliards, en croissance organique de 21,6 %. Si la solvabilité d’EDF a pu être mise en cause, sa rentabilité apparaît avérée malgré les baisses de tarifs imposées par son actionnaire majoritaire.
EDF n’a pas que des raisons de désespérer et la rapidité avec laquelle, après lui avoir infligé des sévices, l’Etat est venu à son secours, témoigne de sa mauvaise conscience. Il est évident que la relation complexe et fluctuante qu’EDF entretient avec l’Etat, mériterait d’être simplifiée et apaisée.
Peut-être que l’Etat ou EDF devrait embaucher Michael Dell en tant que consultant. Confronté à de graves difficultés, Michael Dell avait retiré sa société de la cote en expliquant ce retrait par l’obligation de « mener de façon prudente la transformation de nos activités sachant que le cours de Bourse réagira aux mesures que nous prendrons et que cela aura un effet sur la société, ses clients et ses employés. Cela affecte la rapidité et l’efficacité de la transformation et nuira à la santé à long terme de l’entreprise ». Pour ce faire, Michael Dell avait mobilisé 25 milliards de dollars dont 4,5 de sa poche. 5 ans plus tard, il était de retour en Bourse.