Avec la pandémie de Covid, dans un mélange de contrainte et de lucidité, nous avons dû revisiter nos fondamentaux économiques et en rabattre avec les certitudes. Nous avons redécouvert en France et en Europe le rôle de régulation et d’intervention de la puissance publique. L’agression brutale de l’Ukraine par la Russie pourrait constituer pour les démocraties libérales le deuxième moment de bascule, appliqué cette fois à la sphère régalienne. Que nous dit-elle de nous, de l’Europe et du monde ?
Le premier enseignement, qui sonne comme un réveil pour l’Europe, est douloureux : la paix sur le vieux continent demeure fragile.
Notre civilisation, nourrie d’un idéal selon lequel la culture, les mœurs, les échanges et les lois tendraient à rendre impossible la guerre, connaît un nouvel accès de fièvre et ne paraît plus à l’abri d’une rechute. A l’est, la Russie de Poutine vient de lui tourner le dos, dans un mélange d’isolement messianique et de cynisme opportuniste. A l’ouest, les Pacifistes qui croient en la bonté de l’homme et à sa tendance naturelle à coopérer en sont pour leurs frais. A force de désinvolture stratégique (l’OTAN fera le travail pour nous) et de naïveté (Poutine n’osera pas), les Européens ont baissé dangereusement la garde.
Ce constat étant posé, nous voilà désormais contraints, comme ce fut le cas face au Covid, de revisiter en profondeur les paramètres de la paix. C’est le deuxième enseignement à tirer et de préférence sans tarder.
Les réponses prises dans l’urgence ont été au niveau, qu’il s’agisse des sanctions économiques massives, du soutien militaire indirect à l’Ukraine, ou de l’aide humanitaire. Encore devront-elles tenir dans la durée, voire s’intensifier, et ce, quel que soit le prix à payer (inflation importée en Europe, hausse du coût des matières premières énergétiques et alimentaires, pertes de parts de marché en Russie pour nos entreprises). Mais au-delà de l’urgence, pour l’Europe, le chantier est immense. Il nous faudra au moins agir sur trois fronts : notre effort de défense, notre autonomie énergétique, l’architecture européenne de sécurité.
La sécurité de l’Europe ne peut s’appuyer exclusivement sur l’OTAN. Nous venons d’en faire le constat amer face à l’agression d’un Etat européen ami, non-membre de l’Alliance (cas de l’Ukraine). A cela s’ajoute le degré d’incertitude sur l’automaticité du recours à la force. Sans prendre de gants, Trump nous avait déjà affranchis : nous ne sommes plus prioritaires, à chacun d’assurer sa défense. Et sur d’autres théâtres de guerre, non-européens il est vrai, nous avons constaté que des décisions majeures pouvaient être prises sans nous par nos meilleurs alliés (revirement de position d’Obama en Syrie, évacuation surprise et désordonnée d’Afghanistan, affaire des sous-marins australiens).
Pour construire une défense européenne crédible, nous devrons préserver bien sûr la dissuasion nucléaire française, augmenter massivement les budgets alloués à la défense (en suivant l’exemple des Allemands qui ont annoncé vouloir atteindre les 2% du PIB), contraindre les Européens à acheter européen pour leurs moyens militaires (au risque de bousculer les conditions actuelles de passation des marchés publics), enfin, sortir l’industrie de défense des réflexions de l’actuelle taxonomie européenne, qui pourrait tout simplement en rendre le financement impossible.
L’autonomie énergétique de l’Europe nécessitera un effort tout aussi conséquent, tant notre dépendance vis-à-vis de la Russie est forte (entre 40 et 80 % pour les approvisionnements en gaz selon les pays). Cette réorientation des flux ne se fera que progressivement, il nous faudra diversifier nos approvisionnements, installer de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié et parallèlement accroître nos investissements dans les énergies renouvelables et l’hydrogène. Elle ne sera possible qu’à la condition de préserver nos centrales nucléaires ; l’enjeu justifierait pleinement à cet égard une loi de programmation pluriannuelle pour sortir le nucléaire des aléas de la politique et sanctuariser son financement dans la durée. A l’échelle de l’Europe cette réorientation ne sera viable que si nous sécurisons en amont nos approvisionnements en minerais stratégiques, comme l’a fait la Chine depuis maintenant plus de vingt ans.
Une fois l’Europe réarmée, idéologiquement, militairement, et notre autonomie énergétique recouvrée, la partie ne sera pas gagnée pour autant. Il nous restera à inventer une nouvelle architecture de paix et de sécurité en Europe. L’occasion s’est présentée après la chute du mur de Berlin. Kohl et Mitterrand ont appelé de leurs vœux une grande confédération pan-européenne de l’Atlantique à l’Oural. Ils ont sans doute eu le tort d’avoir raison trop tôt. L’heure était au triomphe, pour ne pas dire à la revanche du camp des démocrates. Ce projet, qui s’inscrivait dans la vision du général de Gaulle, est plus que jamais d’actualité. Une fois la guerre avec l’Ukraine terminée, il nous faudra le remettre sur le métier, en offrant aux Russes une perspective crédible, tant sur leurs garanties de sécurité (arrêt à l’élargissement de l’Otan, mais maintien des forces otaniennes dans les pays membres qui en font la demande) que sur leur place en Europe. Le Conseil de l’Europe ne suffit pas, et il reste des gisements encore inutilisés comme la mobilité des jeunes, des étudiants et des chercheurs dans une grande Europe sans visa.
Nous avons manqué d’ambition en 1989, le réalisme nous l’impose aujourd’hui.