Jusqu’où Erdogan est-il prêt à aller contre Poutine dans l’affaire ukrainienne ?
Soucieuse de conserver ses intérêts avec les deux belligérants, la Turquie a reconnu le 27 février « l’état de guerre » entre la Russie et l’Ukraine. Une déclaration qui a ouvert la voie à la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles — reliant la Méditerranée à la Mer Noire — aux navires de guerre.
Tout en condamnant l’invasion « inacceptable » de l’Ukraine par la Russie, la Turquie veillait particulièrement jusqu’à présent à ne pas irriter Moscou. Certes, Ankara avait régulièrement réitéré son soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, à qui elle fournit ses redoutables drones Bayraktar TB2, et critiqué l’action militaire russe et ses conséquences sur la paix et sur la sécurité régionale. Mais la Turquie avait refusé de se joindre aux sanctions occidentales contre Moscou et s’était également abstenue de soutenir la motion visant à geler l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe afin de ne pas « couper le dialogue » avec le Kremlin, selon le ministère turc des affaires étrangères.
S’efforçant de conserver une certaine « neutralité » sur le dossier ukrainien, en raison de la coopération qui lie Ankara à Moscou dans de nombreux domaines, la Turquie a cependant initié le 28 février un mouvement de taille. « La situation en Ukraine a tourné à la guerre » a indiqué le chef de la diplomatie turque, Mevlût Casuvoglu. « La Turquie va mettre en œuvre, dans la transparence, toutes les dispositions de la convention de Montreux ». Concrètement, elle va interdire à tous les bâtiments de guerre, qu’ils soient de pays riverains ou non de la Mer Noire, le passage dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, au risque d’entraîner des représailles immédiates de la part de Moscou. La signification est politique : la Turquie, qui a essayé de se positionner en médiateur, a néanmoins fait un pas en direction de Kiev.
Depuis le début de l’invasion russe, l’Ukraine avait en effet appelé Ankara à fermer son espace aérien et ses voies navigables aux navires russes, l’objectif étant naturellement de desserrer la relation Ankara-Moscou. Toutefois, en dépit de la récente décision turque, les conséquences sur l’avancée de l’invasion russe pourraient être limitées, car la flotte russe de la Mer Noire s’y trouve déjà. Davantage symbolique, cette décision ne signifie donc pas qu’Ankara est prêt à saper son partenariat avec Moscou.
La Turquie et la Russie ont en effet toutes deux intérêts à le maintenir, tant sur le plan bilatéral que régional. L’objectif turc est donc de maintenir un certain équilibre de ses relations entre la Russie et l’Ukraine, d’où sa proposition de servir de médiateur entre Kiev et Moscou. Une offre qui semble cependant être reçue avec scepticisme du côté de l’Alliance atlantique, qui pourrait exercer une pression sur Ankara afin qu’il reconsidère sa relation avec le Kremlin.
Mais l’exercice d’équilibre d’Ankara est difficile, car d’un côté la Turquie cherche à préserver ses accords technologiques et militaires avec l’Ukraine, notamment via la livraison de drones et l’achat de moteurs auprès de l’entreprise ukrainienne Motor Sich, pour fournir son nouveau drone de combat Akinci, ainsi que la production conjointe de corvettes dans les chantiers navals ukrainiens ; et de l’autre, sa coopération avec Moscou dans les domaines de l’énergie, du tourisme, de la construction, de l’armement (acquisition de missiles russes S400) et de l’agriculture en font un partenaire incontournable.
Sans parler des théâtres régionaux dans lesquels la Russie et la Turquie sont présentes, à l’instar du Haut-Karabakh, de la Libye mais surtout de la Syrie, où Poutine pourrait entraîner un afflux massif de réfugiés supplémentaires vers la Turquie — qui en accueille déjà près de 4 millions — en menant une attaque sur le bastion rebelle d’Idlib.
A l’heure où Ankara est en proie à une crise économique sans précédent, pouvant impacter la réélection en juin 2023 d’Erdogan – dont la côte de popularité s’effrite – le président turc cherche à tout prix à lutter contre les retombées économiques de la guerre en Ukraine. Depuis le début de l’invasion russe, la livre turque a déjà perdu plus de 5 % de sa valeur. Or s’aliéner Moscou ne ferait qu’aggraver la situation, alors que la Turquie reçoit plus de 30 % de son gaz naturel et plus de 60 % de son blé de Russie. Toutefois, au cours de la dernière décennie, Ankara a diversifié ses approvisionnements en gaz avec l’aide de l’Azerbaïdjan, afin de réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Il reste que le fournisseur russe Rosatom construit la première centrale nucléaire turque dans le sud du pays, ce qui souligne le degré élevé d’interdépendance entre Ankara et Moscou.
La ligne de crête est donc difficile à tenir pour Erdogan…