Rendez les doléances !

18.03.2022 - Éditorial

Didier Le Bret a publié en janvier 2022 un ouvrage collectif intitulé « Rendez les doléances », aux éditions Lattès. Revenant sur les 400 000 pages de contributions citoyennes rédigées par des milliers de Français durant le Grand Débat National en pleine crise des « Gilets jaunes », ce livre se présente comme une première étape visant à prolonger le débat, mais aussi à inciter le gouvernement à honorer ses engagements, en mettant en ligne et à la disposition de la communauté des chercheurs ce qui est qualifié de « trésor national ».

Question : Pouvez-vous revenir sur l’histoire des doléances ? Pourquoi est-ce si compliqué pour le gouvernement de publier ces contributions, et inversement, pourquoi est-ce si important que ces doléances soient rendues publiques ?

L’histoire des doléances est contemporaine de celles du mouvement des Gilets jaunes. C’est un espace de dialogue qu’ouvre Emmanuel Macron pour consulter les Français et tenter de voir et d’entendre au-delà des ronds-points occupés de longs mois par les manifestants en chasuble. Il en fixe le cadre général dans une lettre à la Nation, qui interroge les Français sur la transition écologique, le pouvoir d’achat, le fonctionnement de la démocratie et des institutions, et les services publics. Un questionnaire en ligne est mis en place, facilement exploitable. C’est la principale source qui alimentera les conclusions opérationnelles du gouvernement.

Les cahiers de doléances constituent un autre versant du Grand débat national. Son expression est libre, les citoyens écrivaient de chez eux ou en mairie, et ont choisi eux-mêmes les sujets. Contrairement aux réponses faites dans le cadre du questionnaire, les doléances parlent très peu par exemple des questions sécuritaires ou migratoires. L’essentiel se concentre sur le pouvoir d’achat et la vie quotidienne. Ces données malheureusement n’ont pas encore été exploitées. Jusqu’à ce que notre association s’en empare, elles constituaient un angle mort du débat. Débat dont je rappelle, et ce point de vue est partagé par la Commission nationale du débat public, qu’il a été en partie biaisé : dans sa conception, son organisation, mais aussi dans les conclusions hâtivement tirées.

De ce que vous avez pu retirer de vos lectures, quelles sont les premières analyses qui ressortent des doléances et les thématiques sociales qui paraissent prioritaires ?

Ces textes de Français sont passionnants. Il y a de tout. Des listes à la Prévert, qui reprennent d’ailleurs en partie les demandes exprimées par les Gilets Jaunes, avec en tête la réintroduction de l’ISF et la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (le fameux RIC). Il y a aussi des témoignages personnels, des parcours de vies, des coups de gueule, des expertises très pointues sur certains sujets (la fiscalité, la TVA, les éoliennes, la fin de vie…). Par rapport à un questionnaire fermé, ce sont des contributions plus « qualitatives », plus fines, qui permettent d’entendre des émotions, des voix, au-delà des propositions brutes.

L’autre bonne nouvelle, c’est que l’appétit de nos compatriotes pour le débat public et la participation citoyenne n’a pas disparu. Cela permet de nuancer le sens de l’abstention, de plus en plus forte dans notre pays. Le personnel politique ne fait plus recette, mais les Français continuent d’aimer la politique, dans son acception première : ils veulent participer à la vie de la cité. Ils souhaitent participer, proposer et agir. Trouver également des solutions locales, et les assemblées citoyennes intéressent. Les doléances nous disent ainsi que notre démocratie n’est pas complètement dévitalisée ; les citoyens souhaitent être davantage acteurs de leur destin. Même s’ils attendent beaucoup de la puissance publique, ils refusent d’être infantilisés, tout autant qu’ils récusent l’Etat tout-puissant et surplombant.

Le thème qui ressort majoritairement des doléances est sans surprise le pouvoir d’achat. La santé, de manière prémonitoire, mais aussi la douloureuse question des transports, élément clé de la vie des Français, au cœur de toutes les polémiques : les hausses du prix du carburant, des taxes carbones, bien sûr, mais aussi le permis à points, les radars et les limitations de vitesse, jugées punitives, voire vexatoires… En filigrane on voit pointer la dénonciation d’une forme de mépris des élites pour la « bagnole » et du mode de vie rural qui confine au harcèlement.

L’INSEE nous explique que les dépenses du quotidien sont contenues en valeur absolue (c’est sans doute moins vrai pour le logement et la nourriture). Ce n’est pas ce qui ressort des doléances, en tout cas la perception est différente, avec le sentiment d’un renchérissement global du coût de la vie et de l’érosion du pouvoir d’achat. Avec une constante également : le caractère contraint de la plupart des postes de dépense et de moins en moins de liberté et d’espace pour les dépenses réputées non essentielles (les loisirs, les sorties, les vacances…). Nombre de témoignages sont en fait des récits de « survie », qui disent une forme de lassitude et de fatigue dans des combats du quotidien.

Il y a parallèlement un autre constat : la redistribution ne fonctionne pas. La France est un pays riche, et les Français dénoncent les écarts croissants de revenus, de patrimoines. Ils en veulent particulièrement aux élus, qu’ils jugent déconnectés, et seraient peu sensibles à ces questions, mais ils parlent assez peu finalement du monde de l’entreprise. La critique des « ultra-riches » est généralement abordée sous l’angle de l’abandon de l’ISF, ou des réformes fiscales liées à l’introduction de la Flat tax et de la baisse de l’impôt sur les sociétés. A l’opposé, ceux qui dénoncent le trop-plein d’impôts ont en tête davantage les taxes. Nombre de doléances portent sur la nécessité d’un taux 0 de la TVA ou très réduit pour les biens de consommation de première nécessité (en 1789, il y avait déjà des revendications similaires sur le sel, le blé…).

Enfin, les Français à travers leurs doléances expriment un profond désir de changement de pratique de nos institutions. Sont souvent plébiscités : le scrutin proportionnel, le référendum d’initiative citoyenne, la reconnaissance du vote blanc. Le découpage territorial n’est pas non plus épargné. Les régions sont jugées trop grandes, les maires n’auraient pas assez de pouvoir, et il y aurait trop d’échelons intermédiaires, les citoyens se sentent perdus, et les regroupements de communes, pour nécessaires qu’ils soient, ajoutent à la confusion. L’attractivité des métropoles, qui concentrent l’essentiel de l’offre culturelle et universitaire, sont également source de frustration, notamment lorsqu’il s’agit d’y envoyer ses enfants et que le prix des loyers est prohibitif.

Nombreux sont ceux qui attribuent à Emmanuel Macron ces formes d’innovations politiques, au regard du grand débat national ou encore de la convention citoyenne lancés pendant son mandat. Qu’en pensez-vous ? Quels autres exemples a-t-on de ce type de mobilisations et de démocraties participatives élargissant le débat public ?

Il y a encore des pays, en Scandinavie par exemple, où la social-démocratie est vivante. Les gens se rendent plus nombreux que chez nous aux urnes, mais ils sont également davantage sollicités entre deux élections (débats publics, consultations citoyennes…). Les corps intermédiaires y sont également plus puissants, les syndicats mieux représentés au sein des entreprises. Ce n’est donc pas soit la démocratie élective, soit la démocratie participative ; ce sont les deux qui se nourrissent mutuellement.

La participation citoyenne c’était le projet même d’En Marche : un programme à construire au fur et à mesure de la campagne. Mais le « en même temps » a fini par perdre l’orientation globale du projet. En début de quinquennat, la trajectoire de fermeture des centrales nucléaires se poursuit mais en fin de mandat un programme de nouveaux EPR et de nouvelles centrales est annoncé. Les APL sont immédiatement revues à la baisse, comme une forme d’assistanat appartenant au passé, et en fin de mandat la situation de précarité des étudiants devient une grande cause nationale.

Dans ce qu’on appelle communément les Civic Tech, il y a des choses intéressantes. Par exemple, grâce aux pétitions en ligne on surmonte aisément le barrage de la mobilisation et on recueille plus facilement des signatures pour faire bouger les lignes. Cela constitue un bon baromètre des sujets qui préoccupent les Français. Cela ne veut pas dire pour autant que tous les sujets qui enflamment la toile sont dignes d’intérêt, mais on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas.

Quelle est la suite de l’histoire pour ces doléances ?

La suite, c’est d’essayer de récupérer le plus de doléances possibles. Le chemin est encore long ! Le livre va nous aider à mobiliser pour que remontent des 101 départements l’ensemble des cahiers. Il nous faut pour cela continuer de fédérer et d’animer une communauté de chercheurs. Il y a quelque chose de positif et de vertueux dans une démarche citoyenne qui va à la rencontre d’autres citoyens ; et c’est peut-être là l’essentiel.

Didier Le Bret
Didier LE BRET, directeur de l’Académie diplomatique et consulaire et ancien associé senior ESL & Network, est diplomate de carrière. Il est notamment nommé ambassadeur de France en Haïti en septembre 2009, fonction qu’il exerce jusqu’en décembre 2012. Durant sa mission, il aura eu à gérer et à coordonner la réponse française au séisme du 12 janvier 2010. Il dirige le Centre de crise du Quai d’Orsay de 2012 à 2015 avant d’être nommé Coordonnateur national du renseignement, auprès du Président de la République, fonction qu’il exerce de mai 2015 à septembre 2016.