Ces dernières semaines, les réactions et décisions européennes face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, forcent à regarder la réalité en face selon Cédric Perrin et Bruno Alomar. Malgré les espoirs de chacun, qui voudrait croire que l’Union européenne s’est enfin réveillée, il est encore difficile de parler de véritable défense européenne.
Le retour de la guerre sur le sol européen, avec l’invasion de l’Ukraine, signe un changement d’époque que nul ne nie plus. La longue parenthèse des dividendes de la paix ouverte depuis 1989 se referme. Pour l’Union européenne, ce réveil brutal est, nous dit-on, l’une de ces crises majeures au feu desquelles la construction européenne se forge. Pour la France, qui milite depuis des années, et singulièrement depuis 2017, pour que l’UE raisonne enfin en termes de puissance, la preuve est faite : si l’UE ne devient pas un acteur géopolitique, avec son autonomie militaire, elle disparaîtra.
Disons-le tout net : chacun voudrait croire que l’UE, qui a tant pêché par naïveté au cours des années récentes, jusqu’à organiser consciencieusement sa dépendance énergétique à l’égard d’un voisin russe qu’elle dénonçait pourtant au nom de ses valeurs, telle la Valkyrie de Wagner, s’est enfin réveillée. L’Allemagne, dans un spectaculaire revirement qui rappelle que la patrie de Kant est aussi celle du romantisme, n’a-t-elle pas jeté au feu soixante-dix ans de pacifisme pour enfin regarder le monde tel qu’il est, faisant ainsi sauter le verrou d’une véritable défense européenne ? La réalité, hélas, est autre. Que l’on veuille bien en juger.
Bons sentiments et projets sans lendemain
D’abord, il y a le sommet de Versailles des 10 et 11 mars. L’on peinerait, en lisant le communiqué final, à y voir autre chose que les conclusions habituelles des sommets européens, irrigués de bons sentiments et de projets sans lendemain. Face à la guerre en Ukraine, ce sommet, que l’on nous prédisait à la hauteur de l’histoire de l’écrin qui l’a abrité a accouché de moins qu’une souris. N’était-il pas possible, puisque l’heure est au réarmement, par exemple de renforcer puissamment le fonds européen de défense, dont le montant, divisé par deux par rapport au projet initial, dépasse à peine les 7 milliards ?
Puisque l’UE se targue d’avoir su, avec NextGénération, se doter d’un instrument budgétaire nouveau financé par de la dette commune, ne pouvait-elle pas immédiatement décider qu’une partie importante de ces montants iraient à la défense ?
Mépris de l’Allemagne
Surtout, il y a la décision de l’Allemagne – qui a fuitée le 14 mars – de moderniser sa flotte de Tornado en achetant pour cela des F35 américains. A y regarder de près, cette décision, coup majeur de Berlin, toute honte bue, pour ceux qui croient à une Europe capable de se défendre seule, n’a rien de surprenant. L’Allemagne n’a eu de cesse, au cours des dernières années, de minorer, voire de mépriser les appels de la France en faveur d’une souveraineté européenne.
Elle n’a cessé de mettre des bâtons dans les roues des projets de coopération militaire européens, incapable d’accepter que son industrie, qu’elle chérit tant, ne soit pas toujours en première place. L’Allemagne va se réarmer, c’est certain. Mais elle le fera avec du matériel américain.
« Aucun réarmement européen ne permettrait de sortir de l’équation insoluble de la protection nucléaire, que seule l’Otan – c’est-à-dire les Etats-Unis – est capable de leur assurer. »
L’Europe au sein de l’OTAN
Au-delà de l’Allemagne, il est temps de regarder la réalité en face : en fait de défense européenne, ce à quoi l’on devrait assister, c’est bien plutôt à la consolidation du pilier européen de l’Otan, qui a montré, une nouvelle fois, qu’elle était tout sauf « brain dead ».
Du côté européen, quoi qu’on en pense à Paris, le choix américain est fait. Les Européens de l’Est ne font confiance qu’à Washington. Les Européens du Nord se méfient de cette France dispendieuse qu’ils sont incapables de regarder autrement qu’au travers de son économie, il est vrai peu enviable, pour considérer ses capacités militaires. Pour tous ces pays, y compris l’Allemagne, aucun réarmement européen ne permettrait de sortir de l’équation insoluble de la protection nucléaire, que seule l’Otan – c’est-à-dire les Etats-Unis – est capable de leur assurer ; sans parler des intérêts économiques.
Prise de conscience de leur faiblesse
Du côté américain, la vision est assez claire. Si l’Amérique a compris que son principal adversaire est chinois, elle n’a pas intérêt à laisser tomber une Europe qui restera un marché essentiel. L’Amérique considérera comme logique de continuer à armer les européens de matériels qu’elle pense les meilleurs, interopérables avec ses propres forces, faisant ainsi payer aux européens le prix légitime de leur défense et satisfaisant à la fois l’opinion publique américaine et le puissant complexe militaro industriel américain.
De tout ceci une conclusion émerge : les européens ont fait un pas essentiel dans la prise de conscience de leur faiblesse. C’est une excellente nouvelle. Pourtant, il ne faut pas se méprendre : c’est, n’en déplaise à nos autorités, à Washington et non à Bruxelles qu’ils sont prêts une nouvelle fois à confier leur sécurité.
Parution dans Les Echos le 04 avril 2022