Déjà dans le rouge depuis deux décennies, la balance commerciale de la France a atteint un déficit record en 2021 de 84,7 milliards d’euros marquant une nouvelle dégradation après quatre années de déficit aux alentours de 60 milliards d’euros. Sur les deux premiers mois de 2022, la moyenne de nos déficits mensuels s’établit à 9,6 milliards d’euros laissant présager un déficit pour l’année 2022 largement supérieur à 100 milliards d’euros.
Première accusée, la facture énergétique de 43,1 milliards d’euros explique la moitié de ce déficit et 70 % de son aggravation, mais n’explique pas tout. Depuis le début des années 2000, la France se distingue par la récurrence et l’importance de ses déficits commerciaux. Avec un taux de couverture de ses importations par ses exportations de 84 %, elle partage cette triste caractéristique avec le Royaume-Uni (64 %) et les Etats-Unis (59 %). Au sein de l’Union européenne, seuls deux pays, la Roumanie (75 %) et la Grèce 60 % font moins bien qu’elle.
Notre déficit record de 2021, hors balance énergie, résulte pour partie de raisons conjoncturelles : l’aéronautique, avec un trafic mondial loin d’avoir retrouvé la situation d’avant Covid-19, l’automobile plombée par le manque de puces électroniques, la pharmacie affectée par l’effet vaccin qui a fait fondre son excédent traditionnel. Mais notre déficit résulte d’abord d’une faiblesse structurelle, d’une absence récurrente de dynamique. En 2021, les exportations françaises de biens ont certes rebondi de 17 % à 98 % de leur niveau d’avant crise, mais les autres pays européens ont fait mieux, dépassant leur niveau d’avant-crise de 3% à 9%. A quelques exceptions, notre commerce est déficitaire avec l’ensemble des pays de l’Union européenne dans laquelle nos parts de marché régressent année après année.
En des temps plus anciens où l’euro n’existait pas, cette accumulation de mauvais résultats, en pleine campagne électorale, aurait été l’élément central d’un débat national, avec la perspective à venir, post élections, d’une dévaluation et d’une cure d’austérité. Aujourd’hui, l’annonce d’un déficit record s’est passée dans une relative indifférence, accompagnée d’un sentiment de fatalité, « le déficit était anticipé », de résignation, « l’austérité n’est pas à l’ordre du jour », et d’impunité, « le déficit se financera de façon quasi-indolore en euros ».
Contrairement à des temps plus anciens, l’équilibre de nos échanges extérieurs n’est plus une priorité nationale comme il a pu l’être durant les Trente Glorieuses, avec des orientations structurantes telles la signature du traité de Rome ou de la mise en place de la Politique Agricole Commune, avec la constitution d’un vaste dispositif d’aides à l’exportation composé de subventions, de prêts bonifiés, d’avances remboursables en cas de succès, d’assurance-prospection et de nombreux dispositifs sectoriels.
Quelques tentatives de relance ont bien été engagées, Pôles de compétitivité en 2004, Investissements d’avenir en 2010, Ministère du redressement productif en 2012 ; mais ces tentatives ponctuelles, opérées avec des moyens limités et une mobilisation insuffisante, apparaissent a posteriori comme des initiatives isolées dans un contexte général de mondialisation, de libéralisation des échanges et de démantèlement de nos dispositifs de soutien à l’industrie et à l’exportation de biens, démantèlement qui s’est réalisé en deux temps.
Premier temps, fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt, élections de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher obligent, la doxa libérale monte en puissance. C’est la fin de la vision d’un état colbertiste, dirigiste et protectionniste. Place à l’Etat qui ne pilote plus, mais accompagne les mutations économiques. Le 7ème plan (1976-1980) tourne la page du soutien de l’Etat à l’industrie, sauf pour le militaire et le nucléaire. « Le gouvernement évitera de modifier les conditions de la concurrence en distribuant des subventions : la rentabilité se conquiert, elle ne se concède pas ».
De ministère de plein exercice depuis quasi toujours, l’Industrie se retrouve sous la tutelle du Ministre des Finances en 1991. La COFACE est privatisée en 1994 et au même moment la DATAR est supprimée, les prêts bonifiés du FDES réduits à la portion congrue. Néanmoins, malgré ces suppressions des composantes parmi les plus importantes du dispositif d’aide à l’export, notre balance commerciale se maintient, bénéficiant des retombées de la macro-politique de désinflation compétitive menée pour permettre l’entrée de la France dans la zone euro.
C’est au début des années 2000, avec l’instauration du marché unique, la prééminence revendiquée du droit de la concurrence, l’entrée dans l’euro, la fin des dévaluations, et certains y ajouteront les 35 heures face aux réformes Schröder, que survient la seconde lame, beaucoup plus dévastatrice, et que se dégrade fortement le solde de nos échanges extérieurs.
Si cette dégradation n’avait pas été anticipée, elle sera en revanche revendiquée et légitimée avec la théorie du « fabless » exposée en juin 2000 par Serge Tchuruk, Président d’Alcatel, lors d’une conférence organisée par le Wall Street Journal. La production est dévalorisée au profit de la recherche et des services. Le déficit de la balance des biens sera compensé par l’excédent des services et des redevances.
Aujourd’hui, la disparition de certains fleurons de notre industrie, la crise sanitaire, les tensions internationales, ont suscité une prise de conscience des risques de dépendance, une remise en cause des avantages des délocalisations, un rééquilibrage entre la politique de la concurrence et la politique industrielle, l’émergence du concept de souveraineté industrielle, double inversé du concept de fabless.
A nouveau, la France retrouve un ministère de l’Industrie, s’équipe avec la création de la BPI d’un bras armé, y compris pour les aides à l’export, se dote d’un plan France Relance 2030 à hauteur de 30 milliards d’euros intégrant les questions de souveraineté de nos approvisionnements. Une même inflexion s’opère au niveau européen avec l’intégration dans le portefeuille de Thierry Breton du marché intérieur et de la politique industrielle, avec la possibilité d’octroyer des subventions autres que pour la seule R&D, pour les « Projets Importants d’Intérêt Européen Commun » (PIIEC).
Manifestement, les règles du jeu changent, a priori en notre faveur mais pas toujours à notre profit, comme le montrent les récentes décisions d’Intel et de Tesla d’implanter leur giga-factories en Allemagne et non en France. Elon Musk a expliqué son choix de l’Allemagne par un délai d’implantation de 18 mois en Allemagne et de 30 mois en France. Manifestement nous avons encore quelques progrès à faire pour combiner à notre avantage aides européennes et aides nationales. En début d’année, Bruno Le Maire se donnait un horizon de 10 ans pour résorber notre déficit extérieur. Peut-on lui suggérer de prendre langue avec Elon Musk pour réduire ce délai ?