Le président turc a effectué le 28 avril une visite officielle en Arabie Saoudite, qui a une signification importante.
On sait en effet que les rapports entre les deux pays sont compliqués, pour des raisons historiques – l’empire ottoman a laissé de mauvais souvenirs aux Saoud – et politiques : il existe entre Riyad et Ankara une certaine concurrence pour le leadership du monde sunnite et Erdogan promeut un islam politique (inspiré par les Frères Musulmans) alors que le prince Mohamed Ben Salman (MBS) prône un « Islam du juste milieu » qui se veut apolitique. En outre l’affaire Khashoggi a envenimé les relations entre les deux pays, Ankara ayant alimenté les éléments à charge contre le prince héritier saoudien dans l’assassinat du journaliste d’origine turque. Cette attitude a entraîné en retour un boycott officieux en Arabie des produits turcs, alors que jusqu’ici les entreprises turques étaient très actives dans le royaume.
La visite du président Erdogan à Riyad constitue donc un tournant significatif dans les relations entre les deux pays, avec des implications sur l’ensemble de la région.
Les motivations des deux partenaires sont claires :
- Erdogan a des problèmes financiers du fait de la mauvaise situation économique en Turquie et sa popularité s’en ressent, à la veille d’échéances électorales ; mais il a retrouvé un rôle international avec sa médiation dans la guerre en Ukraine.
- MBS bénéficie d’une nouvelle aisance financière en raison de la remontée des cours du brut ; mais l’affaire Khashoggi et la guerre au Yémen ont terni son image dans le monde occidental et sa relation est fraîche avec l’administration Biden.
Dans ces conditions, un rapprochement entre les deux pays est dans l’intérêt bien compris de chacun et pourrait ouvrir de nouvelles perspectives au Moyen-Orient. En effet, la guerre en Ukraine est en train de transformer les relations internationales en créant de facto de nouveaux blocs, par rapport auxquels les puissances régionales doivent se positionner.
La Turquie et l’Arabie Saoudite ont en outre des positions proches sur la Syrie, le Liban, le Hezbollah et sont d’accord pour chercher à contenir l’influence iranienne (et chiite) au Moyen-Orient. Par ailleurs, Erdogan a trouvé un modus vivendi avec Poutine et les Saoudiens tiennent à leur coopération pétrolière avec Moscou – pour réguler le marché du brut – dans le cadre de l’OPEP +. En outre, tant la Turquie que l’Arabie Saoudite sont des partenaires stratégiques des Etats-Unis, même si leurs relations avec Washington sont parfois difficiles. Enfin les deux pays prennent en compte la montée en puissance de la Chine, avec laquelle ils coopèrent étroitement sur le plan économique et ont désormais des échanges sur les questions stratégiques. Le président XI Jinping est d’ailleurs attendu prochainement à Riyad.
Le président Erdogan joue habilement un rôle de médiateur dans la guerre en Ukraine et il entend ainsi positionner son pays comme un interlocuteur utile entre les Occidentaux et l’axe Moscou-Pékin.
MBS sait, lui, que le partenariat stratégique de son pays avec les Etats-Unis demeure essentiel pour assurer sa sécurité, mais il souhaite montrer à l’administration Biden qu’il peut disposer de certaines alternatives, y compris dans le domaine de la défense. De ce point de vue, le rapprochement avec la Turquie est une carte réelle – tout comme la convergence officieuse avec Israël face à l’Iran.
De son côté, le président Erdogan attend de sa relation avec l’Arabie une assistance financière, ainsi qu’une coopération dans les domaines de l’énergie, de l’alimentation, de la défense et de la santé, comme il l’a lui-même précisé. Pour manifester sa bonne volonté envers MBS, il a au préalable retiré sa demande d’un procès en Turquie contre les auteurs de l’assassinat de Jamal Khashoggi.
Il reste naturellement à analyser quelles décisions concrètes seront prises à l’issue de cette importante visite. Outre le redémarrage de la coopération bilatérale, il sera intéressant de voir notamment si l’Arabie et la Turquie font mouvement en Syrie en vue de réduire l’influence de l’Iran et du Hezbollah, en échange d’une reconnaissance de Bachar el Assad – comme le préconise Abou Dabi. Est-ce que par ailleurs Ankara pourrait – parallèlement aux efforts irakiens – faciliter un apaisement des tensions entre Téhéran et Riyad, ce qui impliquerait un arrangement au Yémen ? Erdogan aurait là une carte à jouer.
Ce qui est clair en conclusion, c’est que le désengagement relatif des Etats-Unis du Moyen-Orient ouvre de nouvelles perspectives aux deux puissances sunnites de la région – avec l’Egypte – pour mieux assumer leurs responsabilités dans la stabilisation de cette zone stratégique. Il faudra juger aux actes.