Face à l’Iran, peut-on désormais parler d’un axe israélo-sunnite au Moyen Orient ?
Le « sommet du Néguev » qui s’est tenu les 27 et 28 mars à Sde Boker — un lieu symbolique où vécut et où est enterré David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël — est un évènement historique car il reflète la recomposition politique en cours au Moyen Orient. Il a en effet pour la première fois réuni officiellement en Israël les ministres des Affaires étrangères de Bahrein, d’Egypte, des Emirats Arabes Unis, d’Israël et du Maroc, ainsi que le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken (en tant qu’« invité »). C’est naturellement une suite logique des accords d’Abraham, avec en outre la participation du ministre égyptien, pays précurseur de la normalisation avec Israël.
Le résultat le plus tangible de cette rencontre est le lancement d’une alliance militaire entre les pays concernés : ceux-ci vont se coordonner pour créer des solutions de dissuasion, afin de contrer les menaces iraniennes par voie aérienne, maritime et cyber. Concrètement, ces Etats ont décidé de développer un système de communication commun qui permettra à chaque partenaire de se prévenir en temps réel en cas de détection de drones de l’Iran ou de ses mandataires. Selon le ministre israélien des affaires étrangères, le partage des capacités de défense devrait permettre « d’intimider et de dissuader nos ennemis communs, en premier lieu l’Iran ».
L’Iran est en effet la préoccupation centrale des Etats du Golfe et d’Israël, d’autant plus que la posture à tenir vis-à-vis de Téhéran est un sujet de divergence avec les Etats-Unis. Ces pays redoutent un accord sur le nucléaire iranien, dont les négociations semblent proches d’aboutir. Israël et les Etats du Golfe s’alarment de la levée des sanctions qui relancerait l’économie iranienne et lui permettrait de financer — outre son programme de missiles – ses affidés en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen. Ils redoutent à ce propos un arrêt de la mise à l’index des Gardiens de la Révolution — dernier obstacle à la signature de l’accord — alors que ceux-ci sont le bras armé du régime de Téhéran dans sa politique d’expansion au Moyen Orient.
Le secrétaire d’Etat américain a tenté d’apaiser ses alliés régionaux en déclarant : « accord ou non, nous allons continuer de travailler ensemble, et avec nos autres partenaires, pour contrer les agissements de l’Iran visant à déstabiliser la région ». Il a ainsi essayé de rassurer ces pays face au risque d’éloignement d’une Amérique plus préoccupée par la Chine et la Russie que par le Moyen Orient. Il a probablement aussi veillé à ménager les intérêts industriels américains dans le développement d’une capacité défensive commune de ces pays.
Il est par ailleurs intéressant de relever les absents de cette rencontre historique : le Soudan, accaparé par ses difficultés internes et où la normalisation avec Israël est critiquée ; la Jordanie, dont une large partie de la population est d’origine palestinienne et qui doit ménager l’Autorité palestinienne (le roi Abdallah s’est d’ailleurs rendu au même moment à Ramallah pour rencontrer le président Abbas) ; les Palestiniens, affaiblis et divisés, qui n’ont reçu la visite à cette occasion d’aucun des ministres arabes ; et enfin l’Arabie Saoudite qui, sur le fond, partage les objectifs du sommet de Sde Boker, mais qui conditionne toujours une normalisation avec Israël à un règlement acceptable de la question palestinienne. Si le secrétaire d’Etat américain a été le seul à rendre une visite à Mahmoud Abbas, lors de la conférence de presse commune, les représentants des Etats arabes et des Etats-Unis ont néanmoins souligné l’importance de résoudre le conflit israélo-palestinien.
Il est par ailleurs clair que ce sommet a été l’occasion d’aborder la question de l’approvisionnement énergétique dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les Américains souhaitent que les pays du Golfe augmentent leur production d’hydrocarbures, mais ces derniers veulent monnayer cette faveur, en s’abritant derrière les décisions de l’OPEP + (dont la Russie est un partenaire majeur).
Sur le plan économique, les accords d’Abraham prévoient en outre le développement des échanges commerciaux et technologiques : à titre d’exemple, les affaires entre Israël et les EAU ont explosé en 2021 pour atteindre environ un milliard de dollars.
En somme, cette rencontre dans le Neguev avait pour principal objectif de gérer une nouvelle donne au Moyen Orient, dans un contexte de défiance des pays du Golfe à l’égard de l’administration Biden et de l’éventualité de la conclusion d’un nouvel accord nucléaire avec l’Iran. Les échanges ont permis aux pays concernés de faire passer leur message d’inquiétude à Washington, qui demeure leur allié stratégique principal. Ils consacrent par ailleurs l’alliance des Etats du Golfe avec Israël face à l’Iran, en ébauchant des arrangements militaires. Cela montre que, dans l’hypothèse d’un accord nucléaire, les pays concernés — mais aussi implicitement l’Arabie Saoudite — ne se font pas d’illusion sur le fait qu’il ne débouchera pas nécessairement sur un comportement plus responsable de Téhéran et qu’ils s’organisent en conséquence pour faire face à un « axe chiite » (Iran, Irak, Syrie, Liban, Yémen). Les pays sunnites du Moyen Orient entendent donc développer leurs relations de sécurité avec Israël, tout en conservant naturellement une concertation étroite — mais transactionnelle – avec Washington.
Ces développements ne sont pas — il faut le reconnaitre – totalement compatibles avec la vision française de la nécessité de mettre en place un dialogue régional avec l’Iran sur les questions de paix et de sécurité. D’où la nécessité de renforcer notre dialogue avec les pays du Golfe. Il n’est donc pas surprenant que notre ministre des Affaires étrangères ait choisi pour sa tournée dans la région (27-29 mars) trois pays qui ont une vision plus proche de la nôtre : le Qatar – qui ménage l’Iran et qui a des relations chaleureuses avec l’administration Biden – Oman et Koweit, qui recherchent aussi un apaisement des tensions régionales.
Il convient enfin de relever que l’Egypte s’est jointe à la rencontre à la fois pour des raisons sécuritaires et économiques, avec l’espoir d’attirer des investissements. Quant au Maroc, il recherche face à l’Algérie à mobiliser ses alliés dans l’affaire sahraouie. Son ministre des Affaires étrangères a ainsi déclaré en clôture du sommet : « j’espère que nous nous reverrons bientôt dans un désert différent, mais dans le même esprit ».