Pour la première fois en avril, depuis le mois d’août dernier, l’indice des prix à la consommation des Etats-Unis (CPI) s’est affiché en baisse sur 12 mois. L’inflation globale s’est en effet établie à 8,2% contre 8,4% en mars, soit une baisse de 0,2 points.
En Europe, pour le même mois d’avril, le taux d’inflation annuel a été estimé à 7,5% contre 7,4% en mars, marquant ainsi le ralentissement d’une accélération constante depuis 18 mois. En France, les mêmes taux d’inflation pour les deux mois, se sont établis respectivement à 4,8% pour avril et 4,6% pour mars.
Cette inversion de la dérivée première pour les Etats-Unis, de la dérivée seconde pour l’Europe, marque-t-elle le franchissement d’un cap au-delà duquel l’inflation serait appelée à décroitre, ou bien une consolidation à un niveau élevé et persistant ?
Une première réponse nous est donnée par le mode de calcul d’indices sur 12 mois glissants et les effets de base qui en résultent. De fait, c’est au printemps dernier que la reprise économique suivant les confinements avait générée une première poussée inflationniste. C’est lors de cette période que sont apparus les premiers goulots d’étranglement. Certains prix ayant explosé en avril 2021, mécaniquement leur croissance annuelle est plus faible en avril 2022 que le mois précédent.
Une seconde réponse est donnée par la baisse en glissement mensuel des prix de l’énergie, après une forte augmentation en mars en raison de la guerre en Ukraine. Alors que les dépenses consacrées à l’énergie représentent un peu moins de 10% de l’indice, leur hausse sur un an a contribué pour près de 40% à la progression de l’indice. Par son poids relatif et sa volatilité, le prix de l’énergie apparaît comme une composante majeure de la spirale inflationniste. De son évolution future, avec tout son lot d’incertitudes, dépendra pour une large part l’accélération ou le ralentissement de l’inflation.
Il demeure cependant qu’indépendamment de la question énergétique, de nombreuses composantes restent cependant à l’œuvre pour alimenter le travail de la poutre, à commencer par les deux causes premières de cette poussée inflationniste, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine.
Si la crise sanitaire peut être considérée, au moins temporairement, comme close, les autorités chinoises n’en ont manifestement pas fini avec elle et avec les mesures de confinement perturbatrices de l’activité de l’atelier du monde. La prolongation de la guerre en Ukraine conduit pour sa part à une escalade des sanctions et à un retrait progressif de la Russie de l’économie mondialisée, retrait appelé à perdurer même dans l’hypothèse hasardeuse d’un arrêt rapproché des combats.
Ces deux facteurs de perturbations restant à l’œuvre, les délais d’ajustement pour remédier aux goulots d’étranglement qu’ils génèrent, se comptent probablement plutôt en années qu’en mois. Tant que les ajustements ne se seront pas opérés par les quantités, ils continueront de s’opérer par les prix, sauf à ce qu’ils ne soient bloqués ou subventionnés avec les conséquences négatives qui s’attachent à ce type de mesures.
La seconde raison pour laquelle on peut douter d’un ralentissement de l’inflation est la difficulté de mettre en œuvre une politique monétaire efficace et pertinente sans provoquer des dégâts collatéraux dissuasifs. Une forte hausse des taux d’intérêt est peu efficace quand l’inflation résulte de la pénurie d’offres. Elle serait de plus dévastatrice dans un monde surendetté. Ces considérations expliquent la faiblesse de la réaction des banques centrales d’autant plus soucieuses du coût et du financement de cette dette depuis qu’elles sont devenues indépendantes.
En pointe sur le relèvement des taux, la FED n’a augmenté son taux directeur que de 0,50%, pour le porter à 1%, alors que les prix ont quant à eux progressé de 8,4%. La BCE, pour sa part, a laissé entrevoir, lors de la dernière réunion de son comité de politique monétaire, un prochain relèvement de son taux directeur, toujours en territoire négatif (-0,5%). Pourtant, bien qu’en décroissance, les achats d’actifs se poursuivent. Étonnamment optimiste, le Conseil des gouverneurs considère qu’il est « de plus en plus probable que l’inflation se stabilise à son objectif de 2%. »
Une troisième raison permet enfin de douter de l’optimisme de la BCE : la crainte de l’engrenage d’une spirale inflationniste avec la possibilité d’un embrasement au jeu du qui perd gagne, manifestée par une inflation rampante puis bondissante.
À ce jeu de qui perd, qui gagne, les grandes entreprises, hormis quelques exceptions notables dont celles de la grande distribution, ont fait la preuve de leur efficacité, de leur capacité à mettre en œuvre un « pricing power » inattendu. Ainsi qu’en témoignent les annonces de résultats trimestriels records, les entreprises ont reconstitué leur trésorerie d’avant-crise et ont apporté la preuve de leur capacité, dans un contexte inflationniste, à préserver, voire à augmenter leurs marges,
En tant que consommateurs et épargnants massifs à taux fixe sur des produits réglementés, les particuliers, ceux que la comptabilité nationale regroupe sous le qualificatif de « ménages », ne semblent pas, à priori, les mieux placés pour se préserver des effets pervers de l’inflation. En tant qu’emprunteur massif à taux fixe et bénéficiaire de revenus indexés en grande partie sur les prix nominaux, l’État et les administrations publiques apparaissent au contraire en position favorable pour réduire leurs déficits et se libérer d’une partie du poids de leurs dettes.
En d’autres temps, lors de la politique de désinflation compétitive qui avait précédé l’entrée dans l’euro, l’État, les administrations publiques et les épargnants avaient été les principaux gagnants – respect des règles de Maastricht oblige – au détriment des salariés sur lesquels avait pesé l’essentiel de l’effort.
Il n’est pas sûr qu’il en aille de même cette fois-ci. Alors que certains plaident pour une modération salariale et une absence d’indexation, des voix s’élèvent, parfois inattendues, pour éviter que cette modération ne s’opère au détriment de la valeur travail et de sa juste rémunération. À l’inverse, la prolongation jusqu‘à fin 2023 des règles du pacte de stabilité budgétaire, la poursuite d’une politique monétaire très accommodante, risquent de laisser désarmé un État politiquement faible et soumis à des revendications multiples.
Dans le jeu du qui perd gagne, un jeu complexe avec trois parties prenantes, les entreprises, les particuliers et l’État s’inscrivent dans un jeu aux dimensions multiples où chacun s’efforce de protéger ses revenus et son épargne tout en limitant ses dépenses. L’espoir de réduire sa dette dans le jeu est ouvert et les enchères commencent pour savoir qui au final prendra la paume.