Dans quelques heures, on saura si le groupe Bertelsmann trouve un acquéreur pour M6. Mais il est intéressant de revenir quelques instants sur l’annonce faite le 16 septembre dernier par TF1 et M6 de renonciation à leur projet de fusion, 16 mois après l’annonce de leur projet de rapprochement. C’est un échec très lourd pour le groupe Bouygues et ses dirigeants qui s’étaient fortement impliqués dans cette affaire. C’est aussi une lourde défaite pour Nicolas de Tavernost et le groupe Bertelsmann qui voulaient absolument cette opération dont le patron d’M6 devait prendre la tête.
Au regard des métiers de l’intelligence économique, du conseil stratégique, de l’influence et des affaires publiques qui sont les miens depuis plus de 20 ans, cet échec appelle de ma part les observations suivantes.
Tout d’abord le nombre de signaux faibles, moyens et forts qui rendaient l’opération très complexe et presque impossible étaient nombreux et convergents. TF1 premier groupe de télévision en France, M6 troisième groupe sur le même marché, le rapprochement posait de toute évidence de lourdes questions au regard du droit de la concurrence français. L’opération entraînait nécessairement des effets sur l’acquisition des droits de diffusion de contenus audiovisuels, l’édition et la commercialisation de chaînes de télévision, la distribution de services de télévision et plus encore sur la publicité. TF1 et M6 le savaient. On le leur avait dit et répété comme le savaient aussi les concurrents de TF1, intéressés par M6, qui ont un moment pointé le bout de leur nez sans aller ni trop loin…ni trop fort.
Les raisons de la non-prise en compte de tous ces signaux est confondante. Du côté de TF1 et de M6, on retrouve les défauts de dirigeants un peu autistes, trop sûrs d’eux et de leurs réseaux, préférant la rationalité de leur raisonnement à l’objectivité des faits, comptant sur le soutien d’un pouvoir politique qui on le sait n’est, en règle générale, jamais présent là où on l’attend. Défauts bien français, d’un capitalisme familial qui oublie trop souvent que veilles, anticipations, analyses des zones de risques et d’incertitudes, doutes et curiosités sont les éléments indispensables à la préparation de décisions stratégiques.
Assez curieusement aussi, les concurrents de TF1 n’ont pas cru en leurs chances. Xavier Niel, Kretinski, Mediaset ont trop vite considéré que l’affaire leur échapperait parce que le pouvoir politique voulait l’opération, que l’autorité de la concurrence plierait face à sa volonté, que le vendeur avait déjà fait son choix. Or, aucun élément de ce triptyque n’était totalement sûr. Un système d’information et de compréhension stratégique mis en place en amont aurait permis assez aisément de s’en rendre compte et aurait donc pu leur donner des raisons d’espérer une autre issue. TF1 et M6 ont notamment échoué dans leur rapprochement parce qu’ils n’avaient pas mis en place de dispositif d’intelligence stratégique performant. Les concurrents de TF1 ont échoué eux aussi dans la conquête d’une cible possible par déficit d’information. Le premier enseignement de l’échec de la fusion TF1-M6 est bien là. Sans intelligence économique, le chef d’entreprise est sourd, aveugle, incapable de prendre de bonne décision.
Le second enseignement de cette affaire est d’une autre nature. L’autorité de la concurrence française était au centre du dossier. Sans elle et son autorisation, l’opération de rapprochement n’était pas possible. A donc germé l’idée chez TF1 et M6 que s’il fallait apporter des éléments techniques et juridiques pour essayer de modifier le raisonnement du collège, une bonne stratégie de déstabilisation de cet organisme, jointe aux pressions politiques supposées de la Présidence de la République pouvait faire entendre raison à l’autorité de la concurrence. Cette analyse était erronée, les rapports de force mal soupesés, l’autorité de la concurrence mal perçue. L’idée de faire naître un champion français pesant 3,5 milliards de chiffre d’affaires, 40% des commandes de production, 42% des audiences, 10 chaînes de télévision, de taille à rivaliser avec les grandes plates-formes audiovisuelles des GAFAM ne s’est révélée ni convaincante, ni pertinente. L’autorité de la concurrence s’est arrêtée à un autre chiffre, celui des 65 à 75% qu’occuperait le nouvel ensemble sur le marché de la publicité. Comme l’a indiqué le Président de l’Autorité, Benoît Coeuré : sur la publicité, les risques étaient non seulement ceux d’une hausse des tarifs, mais aussi de nature non tarifaire, comme des pratiques de couplage entre les offres de TF1 et M6. Bouygues avait proposé des engagements comportementaux notamment une séparation des régies publicitaires. Mais le collège a considéré que cet engagement ne permettrait pas de résoudre le problème concurrentiel puisque ces régies auraient eu un même actionnaire et la séparation aurait donc été artificielle, quels que soient les raffinements ». Fermez le ban.
Le plus étonnant de la part des deux principaux protagonistes aura été de croire que le non-renouvellement d’Isabelle Da Silva à la tête de l’autorité de la concurrence et son remplacement par Benoît Coeuré adoucirait les points de vue hostiles du collège et le rendrait plus perméable à une lecture politique du dossier. C’est mal connaître cette autorité administrative indépendante, sa quête de légitimité permanente depuis des années renforcée par l’arrivée d’un nouveau Président qui, lui aussi, ne pouvait laisser supposer qu’à peine arrivé, il aurait succombé à des supposées pressions politiques.
Sur ce volet aussi c’est donc bien l’absence de prise en compte de faits et de réalités très objectives et d’une exacte appréciation des rapports de force qui caractérisent le comportement de TF1 et de M6 contribuent à expliquer l’échec de leur rapprochement.
Le troisième enseignement de cet épisode est que la place, la perception et le rôle décisionnaire ou arbitral du pouvoir politique ont été surestimés par les parties en présence. Le groupe Bouygues a sans doute estimé, tout au long du dossier, qu’il bénéficierait du support de l’appareil de l’Etat. Il pensait avoir convaincu par le pari industriel de faire naître un géant capable de concurrencer les GAFAM. Il croyait que sa proximité avec le Président de la République lui assurerait le soutien actif de ce dernier. Il croyait enfin que sa puissance de feu dissuaderait les concurrents de trop en faire. Rien ne s’est passé comme l’acheteur et le vendeur le souhaitaient. L’Etat est resté d’une grande neutralité pour ne pas prendre le risque, dans une période politique compliquée, de se faire accuser de favoritisme. Les concurrents malheureux ont attisé discrètement les feux de la contestation en espérant avoir l’occasion, après l’éventuel échec de la fusion, de revenir prendre leur revanche. Telle est la situation aujourd’hui. L’échec de la fusion a relancé un processus de mise en concurrence. Le groupe Bertelsmann est engagé dans une course contre la montre, la fenêtre de tir étant extrêmement courte, M6 devant obtenir le renouvellement de son autorisation de diffusion en mai 2023. Or, après ce renouvellement, la loi empêche tout changement de contrôle pendant 5 ans. C’est dire que si le processus de vente de M6 n’est pas engagé dans les jours qui viennent, il y a un risque que la vente ne puisse pas intervenir. Offre financière, problématique au regard des règles de concurrence et donc plus ou moins grande rapidité de conclusion d’un deal, compatibilité des consortiums en lice avec le pouvoir politique, tels sont les principaux critères de cette bataille dont on va connaître le résultat final dans quelques heures, on peut espérer que, fort de l’expérience passée, les acteurs en lice se sont dotés de dispositif de veille, d’intelligence stratégique, leur permettant d’être un peu plus performants.