Afrique de l’Ouest : le nouveau paradigme de l’espace et du temps des orpailleurs
Des millions de personnes vivent grâce à l’orpaillage dans cette région du monde en proie à une insécurité grandissante. Leurs activités menacent aujourd’hui l’environnement, la fiscalité des Etats, mais aussi la lutte contre le terrorisme. Et de plus en plus, les mines d’or industrielles deviennent la cible d’attaques.
L’Afrique de l’Ouest, et particulièrement les pays sahéliens, connaît depuis une dizaine d’années une véritable ruée vers l’or qui attire certes les grands groupes et les financements internationaux, mais aussi une main d’œuvre locale de plus en plus importante à cause de la pauvreté, du chômage, des déplacements de population liés à l’insécurité et à l’instabilité politique. Selon les derniers chiffres fiables disponibles, plus de deux millions de personnes seraient directement impliquées dans l’orpaillage artisanal rien que dans les trois pays suivants : plus d’un million au Burkina Faso, 700 000 au Mali, et au moins 300 000 au Niger. Ces chiffres sont sans doute en-deçà de la réalité, et il convient de les multiplier par le nombre de personnes vivant indirectement de cette activité. En Côte d’Ivoire, le nombre d’orpailleurs ne cesse d’augmenter également en dépit des politiques gouvernementales tendant à les empêcher d’opérer[1]. Idem au Ghana.
Au-delà du risque environnemental que font peser les orpailleurs dans ces pays par l’utilisation de produits chimiques très nocifs, comme le cyanure ou le mercure, sans aucun respect des normes, ils contribuent aussi, volontairement ou non, depuis une décennie, selon de nombreux rapports sérieux, au financement du terrorisme islamiste. Les terroristes qui n’hésitent pas à s’en prendre également aux mines d’or industrielles[2]. Aujourd’hui, de plus en plus, ces orpailleurs – qui favorisent toutes sortes de délinquances et détournent souvent les enfants des écoles et les agriculteurs des champs – menacent directement les ressources que les Etats tirent de l’extraction de l’or par l’intermédiaire des grandes compagnies minières. Pour des pays comme le Mali, le Niger ou le Burkina Faso, l’or est la première ressource d’exportation et rapporte des milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. La production clandestine d’or représenterait entre 2 et 5 milliards de dollars par an rien qu’au Sahel. Mais de plus en plus, le conflit s’aggrave entre orpailleurs traditionnels et miniers industriels, menaçant la production légale et les recettes fiscales qui vont avec.
Une mine d’or industrielle attaquée par des orpailleurs au Burkina Faso
Prenons l’exemple du Burkina Faso, où à cause de l’insécurité, la production d’or connaît déjà une baisse significative de -9% en février 2022, et de -12,6% en mars[3]. Le 17 mai 2022, la mine d’or de Houndé dans l’ouest du Burkina Faso était attaquée par des centaines d’orpailleurs mécontents d’avoir été chassés de leurs sites illégaux de production d’or. Plusieurs employés de la compagnie Endeavour Mining (premier producteur d’or d’Afrique de l’Ouest, propriétaire de cette mine) avaient été blessés et de nombreux équipements et bâtiments de la mine détruits.
Cette attaque, la dernière en date, est une illustration de la tension grandissante entre orpailleurs, Etats et mines industrielles. Au Burkina Faso, les incidents sont fréquents sur les sites aurifères burkinabè où les populations des localités abritant ces mines estiment que les retombées pour les communautés locales sont trop faibles.
Avec le boom actuel des mines d’or industrielles au Burkina Faso (16 mines d’or et une de zinc construites en moins de 15 ans ; 35 tonnes d’or produites en 2015, 70 tonnes en 2021, 11% du PIB national), les orpailleurs font face à une raréfaction des espaces où ils peuvent opérer. La pression des nouvelles explorations, et plus encore sur les permis d’exploitation, augmente de jour en jour sur les orpailleurs, alors que les autorités nationales sont désireuses de financer à la fois le développement économique et la lutte contre le terrorisme. L’or représente plus de 70% des exportations du pays et donc une manne indispensable dans ce contexte.
Nouveau paradigme spatio-temporel de l’orpaillage
L’exploitation minière traditionnelle, autrement dit l’orpaillage, est une activité ancestrale dans la plupart des régions du Burkina Faso, et a constitué une soupape de sécurité sociale importante pour les gens dans une économie de survie. Mais avec la pression croissante des terroristes dans le pays, le nombre de personnes ayant l’exploitation minière traditionnelle comme seule activité génératrice de revenus a été démultiplié par le double effet des déplacements forcés de populations et de la diminution des zones sécurisées dans le pays[4]. La distribution des autorisations officielles d’exploitation industrielle ajoute à cette pression sur l’espace.
Face à cette situation, les orpailleurs ont changé de tactique car ils savent que lorsqu’ils seront installés quelque part, ils auront très peu de temps pour exploiter la ressource. Face à la raréfaction de l’espace, ils courent après le temps dans un cercle vicieux : plus de personnes impliquées dans les fosses (également pour intégrer les déplacés internes), plus d’équipements pour traiter plus de minerai plus rapidement, plus de levier financier des grands patrons qui dominent l’orpaillage, moins d’attention portée aux structures traditionnelles ou étatiques de réglementation foncière, plus de corruption pour obtenir le soutien des autorités locales et des Forces de défense et de sécurité (FDS).
En résumé, les orpailleurs ont de moins en moins d’espace pour leurs activités, investissent de plus en plus pour gagner le plus d’argent possible en un minimum de temps, et sont donc déterminés à rentabiliser ces investissements, même si cela suppose de s’opposer à la loi ou d’attaquer des mines industrielles pour se faire entendre. La concurrence entre exploitation minière industrielle et orpaillage devient, pour les mêmes raisons, de plus en plus compliquée, se traduisant le plus souvent au Burkina Faso par des affrontements violents et des attaques de sites miniers.
Pour compliquer cette situation déjà préoccupante, les évolutions politiques au Burkina Faso depuis 2014[5] ont laissé l’image de l’État et son autorité très affaiblies. Parallèlement, les organisations de la société civile ont développé des intérêts anti-occidentaux et des théories « anti-néocoloniales » qui trouvent un grand écho dans l’opinion publique, formatée par le sankarisme, ou du moins son avatar actuel : mélange de nationalisme mal compris, de marxisme tropical, et de victimisation à outrance.
Certains militants encouragent aujourd’hui, à voix plus ou moins basse, le peuple à prendre une juste revanche sur les anciens responsables politiques, « qui ont vendu les ressources du pays à des étrangers pour leur seul bénéfice », et sur les entreprises internationales exploitant ces ressources « sans partager les fruits de cette richesse avec le Peuple burkinabè ». Dans cette théorie, l’orpailleur est victime de l’intérêt capitaliste venant de l’étranger, il est donc légitime à reprendre, y compris par la force, ce qui lui est supposément dû.
Le raisonnement est le même chez les orpailleurs au Mali, où beaucoup de sites artisanaux sont par ailleurs occupés par les groupes terroristes, et dans une moindre mesure en Côte d’Ivoire. Le nouveau paradigme spatio-temporel des orpailleurs est également valable pour d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, où les mines d’or industrielles sont un phénomène plus récent comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Niger. Dans ce contexte, à moins que les États d’Afrique de l’Ouest concernés ne parviennent à restaurer leur autorité et à trouver des activités de substitution pour les orpailleurs, le nouveau paradigme de l’orpaillage risque de s’exprimer avec toute sa force contre les mines d’or industrielles.
[1] Fin mai 2022, la gendarmerie ivoirienne affirmait avoir détruit plus de 800 sites d’orpaillage clandestin et interpellé 630 personnes, sur la période allant du 14 juillet 2021 au 27 mai 2022, dans le cadre de la lutte contre l’orpaillage clandestin. Ces opérations ont été menées par le Groupement Spécial de Lutte contre l’Orpaillage Illégal (GSLOI) de la gendarmerie dans les 31 régions de la Côte d’Ivoire. « La descente effectuée dans 223 localités de ces régions a permis de déguerpir 801 sites d’orpaillage illégal et de détruire plus de 48 000 abris de fortune, 479 broyeuses, 395 concasseurs, 320 motopompes, 116 dragues, 62 tricycles et 77 motos », précisait la gendarmerie, annonçant la saisie de « 4 355 sacs de minerais, 3 469 kg d’or, 288 groupes électrogènes, 207 cordeaux détonants, 75 bouchons allumeurs, 672 bâtons de dynamites, 31 fusils calibre 12, 3 bulldozers, 295 motos, 528 motopompes, 4 porte-char et 192 pelleteuses et de l’argent liquide estimé à 145 491 950 francs CFA ».
[3] Ouaga News, 08/06/2022.
[4] C’est également vrai pour le Mali et dans une moindre mesure pour le Niger.
[5] Chute de Blaise Compaoré, Transition, coup d’État du Régiment de Sécurité Présidentielle en 2015, deux élections de Roch Kaboré, nouveau coup d’État militaire du Colonel Damiba en janvier 2022, lui-même supplanté le 30 septembre 2022 par le capitaine Ibrahim Traoré.