Russie : le cygne noir [1] ?

16.12.2022 - Éditorial

Au moment où le conflit semble gelé et marque une « pause opérationnelle », quel premier bilan peut-on faire de cette guerre en Europe et avec quels scénarios de sortie de crise ? Exercice périlleux tant la guerre de Vladimir Poutine compte de paramètres.

Dans l’absolu, tout devrait inciter le locataire du Kremlin à revoir ses ambitions à la baisse.

L’échec militaire est patent. Le changement de régime a échoué. Les armées russes se replient sur leurs bases arrière dans la région du Donbass.

Sur la scène internationale, après une décennie d’efforts gagnants, dans son pré-carré d’abord (Tchétchénie, Géorgie, Asie centrale et Biélorussie), puis au Levant et en Afrique, la Russie semblait de retour. En intervenant militairement en Ukraine, Vladimir Poutine abîme un leadership chèrement acquis auprès du « Sud global ». Ses alliés lui tournent désormais le dos. Au sommet du G20, la Russie a été désavouée, sa guerre en Ukraine fermement condamnée. Pire, l’usage ou la menace d’utiliser des armes nucléaires y a été qualifiée d’inadmissible. La Chine prend également ses distances.

A l’intérieur, le tour de vis sécuritaire achève de vider le pays de ses élites. L’effondrement économique est certes amorti par l’épais matelas de devises accumulées par la Banque centrale russe, le renchérissement du prix des matières premières énergétiques et le contournement de l’embargo pétrolier. Mais la pluie de sanctions qui s’abat sur la Russie et le départ en bon ordre du monde du business privent à terme le pays de ses leviers de croissance.

Et pourtant, contre toute logique, aucun de ces paramètres n’est en réalité de nature à infléchir la posture belliqueuse de Poutine. Car de son point de vue, il conserve deux cartes majeures : le temps et la fragilité des Européens.

Le temps, Vladimir Poutine va l’occuper dans une guerre d’usure, qui fidèle à la stratégie déployée à Grozny et à Alep, consiste à rendre la vie impossible en faisant des civils et des infrastructures critiques (à commencer par les infrastructures énergétiques) ses cibles privilégiées, tout en laissant derrière soi un maximum de mines pour retarder le retour à la normale.

L’Europe, maillon faible, toujours selon la logique de Poutine, finira par céder. Et là encore, il fait le pari que la résilience du peuple russe l’emportera sur les démocraties capricieuses et fragiles, incapables de contenir la grogne des classes moyennes déjà durement éprouvées.

Vis-à-vis du reste du monde, Poutine se sent sans doute là encore relativement assuré. Il tient fermement d’une main la menace de la légitime défense nucléaire en cas d’extension du conflit, qui verrait les protecteurs de l’Ukraine s’engager de manière trop directe. Et tout aussi fermement, il tient dans son autre main le risque de famines, et partant d’embrasements politiques des pays les plus vulnérables, d’Afrique et d’ailleurs, en libérant au compte-goutte les cargaisons de céréales d’Ukraine. Deux armes de destruction massive !

Au fond, pour Vladimir Poutine, la guerre d’Ukraine est une guerre existentielle. Non pas que l’Ukraine menace en quoi que ce soit l’existence de la Russie. Dénucléarisée depuis 1994 et le traité de Budapest, délestée de la Crimée vingt ans plus tard, partiellement occupée, l’Ukraine gère une guerre hybride dont elle est la première victime. Mais pour avoir théorisé la non-existence de l’identité ukrainienne, Poutine est désormais dos au mur. Il ne peut ni avancer ni reculer. Embourbé dans ce qu’il considère être au fond une simple opération de police, un échec militaire le contraignant à négocier équivaudrait à reconnaître un Etat dont il nie la souveraineté et viole les frontières. Il devra donc continuer quoi qu’il en coûte. Au-delà de la déliquescence morale de l’armée russe, qui est aussi le reflet de la nation, le viol en masse des civils ukrainiens a un fondement idéologique promu par le chef du Kremlin.  L’Ukraine doit être « prise » à tout prix.

Cette approche purement idéologique, qui relève à la fois du déni de réalité et d’une forme d’acharnement contre toute logique pourrait hélas prévaloir et constituer ainsi le plus sombre des cygnes noirs de l’histoire contemporaine, contraignant l’Occident à devoir s’engager de plus en plus, au risque de précipiter le chaos qui pour Poutine est une des options. Où l’on assiste à la fois au retour du tragique et au triomphe de l’absurde.

[1] Développé par le statisticien Nassim Taleb, dans son essai Le Cygne noir: la puissance de l’imprévisible, le concept de cygne noir renvoie à un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler (appelé « événement rare » en théorie des probabilités) et qui, s’il se réalise, a des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle.

Didier Le Bret
Didier LE BRET, directeur de l’Académie diplomatique et consulaire et ancien associé senior ESL & Network, est diplomate de carrière. Il est notamment nommé ambassadeur de France en Haïti en septembre 2009, fonction qu’il exerce jusqu’en décembre 2012. Durant sa mission, il aura eu à gérer et à coordonner la réponse française au séisme du 12 janvier 2010. Il dirige le Centre de crise du Quai d’Orsay de 2012 à 2015 avant d’être nommé Coordonnateur national du renseignement, auprès du Président de la République, fonction qu’il exerce de mai 2015 à septembre 2016.