Le royaume d’Arabie Saoudite a terminé l’année 2022 en beauté : sa croissance économique (7,6%) est la plus forte dans le monde, avec une inflation faible (2,5%) ; ses principaux partenaires occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni) ont mis un terme à l’ostracisme visant le prince héritier suite à l’affaire Khashoggi — en effectuant des visites à Riyad ; le président chinois a tenu un triple sommet remarqué (bilatéral, pays du Golfe, monde arabe) dans la capitale saoudienne ; l’Arabie a repris la main sur le marché pétrolier grâce à sa coopération avec la Russie dans le cadre de l’OPEP+ ; elle a très bien géré la crise du Covid et le retour en 2022 d’un excédent budgétaire lui permet de mettre en œuvre les grands projets de sa « Vision 2030 » (Neom, Red Sea, AI Ula, Diriya, Qiddiya, Green Park, etc.).
Bref, face aux incertitudes préoccupantes de l’année 2023 — guerre en Ukraine, ralentissement de la croissance mondiale, inflation, retour possible de la pandémie, dérèglement climatique… le royaume donne l’image d’un pays en plein boom et qui s’affirme sur la scène internationale. Ses alliés du Golfe contribuent aussi à cette dynamique régionale avec notamment la réussite du Mondial de football au Qatar et les réalisations impressionnantes des Émirats Arabes Unis. Il est donc aujourd’hui clair que l’Arabie et les pays du Golfe sont de plus en plus perçus comme un îlot de stabilité et de développement dans une région en crise et comme le nouveau centre de gravité du monde arabe. Les hommes d’affaires ne s’y trompent pas, à en juger par l’affluence (plus de 6000 participants) au 6e Forum sur l’Investissement — le « Davos du désert » —qui s’est tenu à Riyad en octobre dernier. En outre, la jeunesse saoudienne soutient avec enthousiasme l’ouverture du pays (loisirs, place des femmes) et ses grands projets susceptibles de lui donner des emplois.
Cette nouvelle donne explique largement l’attitude assurée des autorités de Riyad qui, tout en souhaitant préserver leur relation privilégiée avec les États-Unis et l’Occident en général, n’hésitent plus à marquer leur autonomie de décision en matière de diplomatie et de diversification de leurs partenaires économiques. Le royaume est conscient qu’il dépend encore largement de la protection américaine pour sa sécurité face à l’Iran, mais que sa prospérité est de plus en plus liée à ses échanges avec l’Asie. Il ne souhaite donc pas avoir à choisir entre Washington et Pékin et entend agir désormais en fonction de ses intérêts nationaux bien compris. Puisque les pays occidentaux se détournent des hydrocarbures, des pays comme la Chine et l’Inde semblent en revanche devoir dépendre pendant encore longtemps du pétrole du Golfe pour assurer leurs besoins énergétiques. En outre, la technologie chinoise intéresse les États du CCEAG, et Pékin ne pose pas de conditions en matière de droits humains, contrairement aux Occidentaux dont les pressions agacent, en Arabie comme dans la plupart des pays du Sud.
S’agissant de la Russie, sa coopération dans le domaine pétrolier est importante pour contrôler le marché du brut et certaines de ses technologies (armement, nucléaire) sont compétitives et pourraient permettre de contourner d’éventuelles restrictions occidentales. Quant à la guerre en Ukraine, elle est perçue à Riyad comme un conflit régional dans lequel le royaume se contente de jouer les bons offices (échange de prisonniers, aide humanitaire à Kiev).
En bref, l’Arabie estime être en mesure aujourd’hui de jouer ses cartes avec de meilleurs atouts qu’autrefois. En effet, les Américains ont évoqué — lors de la décision de l’OPEP+ — l’instauration de mesures punitives à l’encontre de Riyad, mais ils ne les ont pas mises à exécution. Est-ce lié au fait que les Saoudiens ont laissé fuiter l’idée qu’ils pourraient accepter le règlement de la facture pétrolière chinoise en Yuan, ou vendre une partie de leurs bons du Trésor américain ? La vérité est qu’un doute s’est installé à Riyad sur la fiabilité de la protection américaine et que la relation avec Washington a pris désormais un caractère transactionnel : le volet sécuritaire de la relation demeure essentiel pour Riyad, et la solvabilité d’un marché saoudien en pleine expansion conserve un attrait important pour les entreprises américaines.
Quant à la relation avec Moscou, les Saoudiens regarderont avec pragmatisme l’issue de la guerre en Ukraine et ses conséquences, mais aussi l’évolution éventuelle des rapports entre la Russie et l’Iran. Ce dernier pays demeure, en effet, leur préoccupation principale, ce qui les amène à scruter l’avenir du régime iranien face à la révolte populaire actuelle, mais aussi l’impact à évaluer d’un non-accord nucléaire sur la politique de Téhéran dans la région, en particulier au Yémen et dans le « Croissant fertile » (Irak, Syrie, Liban).
La diplomatie saoudienne met désormais moins l’accent sur la défense des causes arabe et islamique (auxquelles la nouvelle génération est moins sensible) et plus sur tout ce qui peut contribuer au succès de sa Vision 2030. Elle a ainsi largement réconcilié les États du CCEAG autour d’elle, soutenu un cessez-le-feu au Yémen, accepté les avances d’Erdogan et s’est rapprochée officieusement d’Israël. Elle oriente par ailleurs de plus en plus ses grands projets vers l’Ouest de la péninsule arabique et la mer Rouge, région considérée comme plus sûre (éloignée de l’Iran) et plus prometteuse économiquement (au carrefour de trois continents) que le Golfe. Son ambition est en fait de conforter sa place parmi les Grands du nouvel ordre international (le G20) en s’appuyant sur ses atouts économiques et financiers et en s’insérant dans les réseaux de haute technologie.
Naturellement, cet objectif doit tenir compte de certains obstacles — la guerre au Yémen, les ingérences iraniennes au Moyen Orient — et des réticences des partenaires occidentaux de l’Arabie face à certains aspects jugés négatifs : l’autoritarisme du régime, le non-respect de certains droits humains, le caractère trop ambitieux de certains projets, les lacunes en matière de personnel qualifié.
Il reste que l’Arabie Saoudite est engagée dans un processus de réformes économiques et sociales qui s’apparente à une véritable révolution culturelle, dont il est l’intérêt de tous qu’elle soit un succès, étant donné l’importance politique, religieuse et économique du royaume.