Au sein de la place financière de Paris, Proxinvest est semblable à certains organes du corps humain, petits par leur taille, essentiels par leur fonction. Depuis que les investisseurs institutionnels ont l’obligation de voter en assemblée générale, les agences de conseil en vote sont devenues incontournables. Détenteurs de participations dans des centaines, parfois des milliers de sociétés, les fonds, les sociétés de gestion n’ont ni le temps, ni les moyens d’analyser toutes les résolutions présentées en assemblée générale ; les “proxy advisors” s’en chargent pour elles et leur indiquent comment et quoi voter.
En France, trois agences proposaient ce service : deux géants américains, ISS et Glass Lewis, et un petit poucet français, Proxinvest, fondé en 1995 par Pierre-Henri Leroy, personnage haut en couleur qui, depuis plus de 25 ans, dénonçait “des détournements de fonds de dirigeants peu scrupuleux”, jugeait l’Autorité des Marchés Financiers trop timide, critiquait le statut dual de Président et de Directeur Général, se battait contre les droits de vote double. Au nombre de ses combats les plus emblématiques figuraient notamment, les “abus de pouvoir personnel” de Carlos Ghosn, un dividende qualifié d’“irresponsable” chez Casino, une hausse de salaire jugée excessive d’Alexandre Ricard .
À 70 ans passé, Pierre-Henri Leroy a souhaité vendre les 60% du capital de Proxinvest qu’il détenait en tant que fondateur. Entreprise d’une dizaine de salariés, Proxinvest réalisait un chiffre d’affaires de l’ordre d’un million d’euros pour un résultat net compris entre 50.000 et 100.000 euros. L’acquisition de ces 60% par Alain Demarolle, ex-conseiller économique de Dominique de Villepin, inspecteur des finances et banquier d’affaires passé par la COB et la Direction du Trésor, permettait d’envisager l’émergence d’un activisme à la française, voire d’un pôle européen de conseil en vote, selon une démarche comparable à celle suivie un temps par Marc Ladreit de Lacharrière pour constituer, avec l’acquisition de Fitch, un pôle européen de notation financière.
Las, seulement deux ans après son acquisition, Alain Demarolle a cédé, en novembre 2022, à Glass Lewis, ses parts dans Proxinvest, consolidant ainsi un duopole difficilement expugnable. La question posée par cette cession prématurée n’est pas celle de la complaisance plus ou moins grande, attendue par les chefs d’entreprise dans le but de faire voter leurs résolutions. Proxinvest était connu pour son franc-parler et sa raideur. L’agence n’avait pas hésité à dénoncer, en septembre dernier, la prime exceptionnelle de 3,5 millions d’euros touchée par le Président du Directoire de M6 alors que son projet de mariage avec TF1 venait d’être enterré.
Paradoxalement, on peut s’attendre à une plus grande flexibilité et à une moindre agressivité, de la part des nouveaux dirigeants de la filiale française d’une société américaine que de la part d’un irréductible gaulois, tel que le fût Pierre-Henri Leroy.
La question posée par cette cession est celle de la perte d’une expertise locale, de la disparition d’un contre-pouvoir influent, la montée en puissance d’une standardisation fondée pour l’essentiel sur des normes américaines. Il est indéniable que les clients de Proxinvest bénéficieront sinon d’une meilleure qualité de service, au moins d’un service étendu à un nombre plus grand d’entreprises. Il n’est pas sûr, en revanche, que la place de Paris y gagne en termes d’identité et de savoir-faire.
Si le cas de Proxinvest apparaissait comme isolé, la perte résultant de sa cession pourrait apparaître comme limitée et ne méritant pas plus qu’une évocation et un regret. Le problème est que cette cession s’inscrit dans une succession de cessions qui témoigne de la difficulté de faire émerger, au sein de la finance de marché, des champions français, et plus encore européens.
En avril 2019, Vigeo, agence pionnière dans l’analyse des critères ESG, dirigée par Nicole Notat, était cédée à l’agence américaine Moody’s. Trop souvent, les entreprises susceptibles de constituer un pôle fédérateur dans leur domaine d’activité, sont acquises puis digérées sans possibilité de retour.
Hormis quelques brillantes exceptions, Ardian dans le capital investissement, Amundi dans la gestion d’actifs, Oddo dans l’intermédiation financière, Gide dans les cabinets d’avocats, et quelques autres, la finance de marché, que ce soit dans le conseil comme Proxinvest, ou dans l’activité-même, manque de leaders français et plus généralement de leaders européens continentaux.
La finance de marché apparaît comme un angle mort dans les réflexions sur la souveraineté économique de la France et de l’Union Européenne. Il est peut-être temps de s’en préoccuper, sans attendre, à l’occasion d’une nouvelle crise financière, la vague qui ne manquera pas de s’élever pour dénoncer le pouvoir exorbitant des oligopoles dominants.