Quel bilan faites-vous de ces dix dernières années de lutte antiterroriste française à travers l’opération Serval puis Barkhane ?
N’en déplaise à beaucoup, l’opération Serval, déclenchée en janvier 2013, a été un succès sans ambages, comme peu d’armées en sont capables. En trois mois, les armées françaises ont libéré toutes les villes du Nord – Gao, Tombouctou, Kidal et Tessalit – de l’emprise djihadiste ; elles ont mis hors d’usage cette espèce d’usine à produire du terrorisme qui était implantée dans l’Adrar des Ifoghas. On ne dira jamais assez les risques sciemment pris par les soldats français et tchadiens. Ils ont montré un courage, une abnégation et un formidable esprit de débrouillardise qui fera date.
L’opération Barkhane, dont le mandat était très clair également, a ensuite pris le relais, en août 2014. Pour faire court, il fallait gagner les délais nécessaires à la montée en puissance des armées locales pour qu’elles puissent prendre en compte les groupes djihadistes que nous aurions affaiblis pour les mettre à leur portée. Nous avons probablement péché par excès d’optimisme et par une compréhension insuffisante des réalités locales. L’armée malienne restait dans un état de désorganisation totale, la corruption y était omniprésente à toutes les strates de la hiérarchie et la confiance interne était inexistante. Il nous est difficile de croire qu’une telle armée pouvait aller au combat et nous ne l’avons pas suffisamment tôt impliquée dans les opérations.
Par ailleurs, en matière de formation, nous transposions des schémas importés des armées occidentales qui n’avaient pas de sens, à l’exception de celles imaginées par l’ex-commandant de Barkhane, le général Pascal Facon, pour former des unités légères de reconnaissance et d’intervention équipées de motos, à l’instar des groupes armés djihadistes (ULRI) au Mali.
Les autorités maliennes accusent l’armée française d’avoir frayé avec les Touaregs, ce qui aurait empêché la reconquête complète des territoires du septentrion malien. Y a-t-il toujours un fantasme de l’homme bleu dans l’armée française ?
Les nomades du Sahel, et notamment certaines tribus touaregs, ont été des adversaires coriaces pendant la colonisation du Soudan français. Si les troupes françaises ont vaincu militairement les Touaregs, elles n’ont pas réussi, ou mal, à les sédentariser, à les administrer, à les instruire « à l’école française » comme elles l’avaient fait avec les populations sudistes. Alors pas de fantasme mais parfois un peu de romantisme : au même titre que beaucoup de militaires français ont relu les Cavaliers de Kessel au moment de l’engagement en Afghanistan, il est certain que les ouvrages de Joseph Peyré, Roger Frison-Roche ont dû se retrouver dans les cantines qui partaient pour le Sahel. Pour autant, ceci n’a pas pesé dans les choix opérationnels qui ont été faits. Si cette relation avec certains groupes a existé, c’était par pur pragmatisme : nous pensions que seuls des gens du Nord seraient capables de nous aider à libérer les quatre otages français d’Aréva retenus à ce moment par Aqmi ; ce qui est survenu ; nous estimions également que seuls des gens du Nord pourraient nous aider à lutter contre les groupes terroristes. D’ailleurs, aujourd’hui, le Nord du Mali est redevenu une « terra incognita » pour l’Etat malien.
L’armée française n’a-t-elle pas fait des victimes collatérales durant ces dix ans, comme lors du bombardement de Bounti, le 3 janvier 2021 ?
Je n’ai pas d’éléments étayés sur le bombardement de Bounti et je ne le commenterai pas. Je note toutefois que l’enquête menée par la Minusma l’a été tambour battant, mais que rien n’a encore été fait pour le massacre de Moura de mars 2022. En revanche, oui, dans les opérations, et quelles que soient les précautions qui sont prises, il arrive qu’il y ait ce que l’on appelle des « dommages collatéraux ». Lorsqu’il y a une telle suspicion, une enquête interne est immédiatement conduite et s’il s’avère qu’il y a eu des victimes collatérales, il est alors proposé aux familles concernées de payer le prix du sang. Néanmoins, je peux attester que l’armée française n’a commis aucune exaction volontaire lors de ces dix années de lutte antiterroriste comme l’ont pu le faire les mercenaires de Wagner au Mali et en Centrafrique. En fait, nous avons beaucoup appris de notre engagement en Afghanistan, en matière de droit international humanitaire (DIH), de Convention de Genève et de leurs protocoles. Et vous pouvez être certains que tous les responsables des opérations connaissent par cœur les cinq principes du DIH (humanité, distinction, précaution, proportionnalité, maux superflus), mais également les traditions et cultures locales. La dépouille d’aucun de nos ennemis tués au combat n’est abandonnée sans avoir été enterrée selon les rites musulmans.
Dans le Mirage Sahélien (ed. La Découverte), le journaliste Rémi Carayol parle de « dronisation » d’une armée française ayant de plus en plus recours aux frappes ciblées pour éliminer les djihadistes…
Je n’ai pas lu ce livre mais si la question est celle que vous évoquez, je suis étonné que l’on s’interroge sur la façon d’éliminer nos ennemis. On devrait plutôt s’interroger sur les précautions et le recoupement du renseignement avant d’engager une procédure de ciblage. Oui, les armées françaises ont eu recours à des drones et à des avions de combat pour des frappes ciblées, lorsque le rapport de force lui est défavorable, lorsque nos ennemis sont hors de portée d’un autre type d’action. Mais, à chaque fois qu’une option terrestre est possible, c’est elle qui est retenue. Cela nous a notamment permis de sauver cinq otages en 2014 et de prendre vivant plusieurs terroristes lors d’opérations de nos forces spéciales.
Il prétend aussi que Barkhane a établi une prison secrète à Gao pour djihadistes…
Ce qu’il appelle une prison secrète n’était ni une prison – on met en prison des gens qui effectuent un peine décidée par la justice –, ni secrète – les autorités maliennes, les ONG, nos alliés au Sahel et diverses organisations le savaient et nous ne le cachions pas. Bien sûr que les armées françaises ont été amenées à capturer de leurs ennemis lors de combat. C’est d’ailleurs même rassurant qu’il y ait de nos adversaires faits prisonniers et pas tous tués… Sur ce point, le droit international humanitaire fournit une base juridique autorisant la privation de liberté, ce que nous appelions une rétention, et les personnels concernés, des PUC (personal under control). Toutes ces personnes (en nombre limité compte tenu de l’exiguïté du centre de rétention) ont été traitées avec humanité, nourries et même soignées lorsque cela était nécessaire. Nous essayions, au cours d’entretiens avec elles et dans une langue qu’elles comprenaient, d’obtenir du renseignement. La durée de détention était limitée au maximum à deux fois 96 heures. Lorsque l’on arrivait à ce terme, ce qui était exceptionnel, les PUC étaient soit libérés soit remis aux autorités maliennes à des fins judiciaires devant témoins. Une fois le transfert effectué, nous avions l’obligation de visiter régulièrement les PUC pour nous assurer de leurs conditions de détention. Pour en finir avec cette fameuse non prison non sécrète, nous avions demandé au CICR de venir régulièrement s’assurer que ce que nous faisions était conforme au droit international humanitaire.
Et que faisiez-vous des mineurs ?
Les mineurs bénéficient d’un traitement particulier et d’une protection liée à leur statut. Dans la pratique, peu de combattants arrêtés avaient des papiers d’identité sur eux. Il fallait souvent estimer l’âge des plus jeunes. L’avis des médecins était déterminant. Et en cas de doute, les mineurs étaient séparés des adultes et immédiatement transférés à une structure compétente sous la supervision d’une personne tierce du HCR ou de l’Unicef. Tous les cas de capture, de détention et de remise aux autorités maliennes faisaient l’objet de compte rendus.
Comment voyez-vous la réarticulation du dispositif français en Afrique ?
La décision ne semble pas encore arrêtée. Elle fait actuellement l’objet de discussions avec nos partenaires africains. J’imagine que de nombreux scénarios sont à l’étude depuis le retrait complet de notre présence militaire en Afrique de l’ouest, qui doit être considéré par ses thuriféraires comme la meilleure solution pour priver le sentiment anti-français d’un argument et s’éviter potentiellement un départ dans l’urgence et la précipitation dans un scénario à l’afghane. Mais, il en existe bien d’autres qui combinent une moindre visibilité, une plus grande appropriation par les pays hôtes, une forme de contractualisation de coopération de défense plus transparente. Je n’en cite que quelques-unes : la création d’unités mixtes à l’instar de ce qui a été fait pour la brigade franco-allemande ; l’accueil sur ses bases d’écoles de formation d’officiers ou de sous-officiers, la mise en place d’un grand camp d’entraînement de mise en condition opérationnelle des contingents des pays d’Afrique de l’ouest appelés à rejoindre une opération de maintien de la paix et pourquoi pas, le transfert à des structures privées du fonctionnement d’une base depuis sa gestion logistique et en passant par sa sécurité et jusqu’à des modules de formation. Mais je crois que la question n’est pas là ; en tout cas, elle ne doit pas commencer par l’avenir des bases en Afrique mais plutôt par notre ambition pour la France sur la scène internationale. La décision est bien sûr de nature politique et les armées sauront mettre en œuvre ces décisions.