Le soft power par le droit

03.02.2023 - Regard d'expert

Le soft power par le droit est un instrument de puissance multiforme exercé par de nouveaux acteurs, dont l’inspiration et les financements sont parfois opaques, et qui concurrencent les institutions publiques.

LE SOFT POWER PAR LE DROIT VERSUS LE SYSTÈME INSTITUTIONNEL FONDÉ SUR LA CONSTITUTION

On définit comme soft power la politique d’influence d’un Etat sur la scène internationale à travers divers moyens comme la communication et les échanges culturels, la coopération et plus généralement les relations avec des Etats étrangers. C’est l’image de marque de l’Union européenne, une entité politique sans armée et sans police et soucieuse d’afficher de bons sentiments.

Le soft power par le droit relève d’une volonté de rayonnement national, dans un esprit de coopération et d’apaisement des tensions. Les Etats-Unis savent les pratiquer en attirant dans leurs facultés de droit les élites du monde entier et en diffusant les jurisprudences et articles de doctrine de leurs juges et juristes sur les différents continents.

Le soft power s’apparente au hard power quand il prend la forme de l’extraterritorialité comme ce fut l’objet de la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales. Elle a permis aux Etats-Unis d’appliquer leur loi anticorruption, dite Foreign Corrupt Practice Act, au-delà des frontières.

Aujourd’hui, le soft power par le droit passe de plus en plus souvent par des règlements ou des recommandations d’agences gouvernementales ou intergouvernementales, voire d’organismes privés interprofessionnels investis d’une mission de conseil au régulateur, sinon même de régulation.

Last but not least, le soft power par le droit est l’outil privilégié des ONG qui, à travers des stratégies judiciaires et médiatiques, peuvent en faire une arme de destruction aussi efficace qu’un interdit législatif ou qu’un embargo.

Favorisée par le large accès au prétoire donné depuis le 19ème siècle en France aux associations qui, de plus en plus, exercent un véritable pouvoir de name and shame, la judiciarisation de la vie économique qui s’inspire du modèle américain, marginalise le législateur au profit des forces socio-politiques incarnées par les ONG.

LE DROIT SOUPLE ISSU DES AGENCES GOUVERNEMENTALES OU INTERGOUVERNEMENTALES

A travers leurs recommandations, normes techniques, référentiels de bonnes pratiques, contrats-types, chartes, codes de bonne conduite ou encore lignes directrices ou avis, elles exercent un pouvoir normatif parfois plus puissant que celui des institutions officielles. C’est le cas de l’ONU avec ses « Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux Entreprises et aux Droits de l’Homme » et de l’OCDE avec ses Principes Directeurs à l’intention des Entreprises Multinationales de 2011. Ils ont de facto au moins autant de force que des traités comme les Conventions de l’OIT comme si tous ces textes avaient la même valeur.

Au niveau national, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), l’Autorité de la Concurrence (ADLC) sont d’une grande prolificité. Ils disposent d’ailleurs d’un pouvoir règlementaire qu’a admis le Conseil constitutionnel [2], en dépit de l’article 21 de la Constitution sur le pouvoir règlementaire du Premier ministre.

Au niveau européen, la Commission européenne, forte des groupes de pression qui siègent nombreux dans ses groupes « d’experts de haut niveau », définit des orientations dans des communications, guides et lignes directrices bruxellois qui sont de facto aussi impératives pour les acteurs économiques que le sont les directives et règlements.

LE DROIT SOUPLE GÉNÉRÉ PAR DES ORGANISMES PRIVÉS

Aussi déterminantes qu’elles soient, les normes IFRS sont définies par l’International Accounting Standards Board (IASB), un organisme purement privé installé à Londres dont les membres sont des professionnels de la comptabilité, du conseil aux entreprises et de l’audit. Et rien n’a changé en dépit du Brexit.

On peut aussi citer l’Organisation Internationale de Normalisation ou ISO, ONG créée en 1945 dont le siège est à Genève. Ses statuts sont en anglais, en français et en russe… et son imprimatur est indispensable pour les entreprises qui veulent attester de leur engagement RSE (relations du travail, lutte contre les discriminations, lutte contre la corruption, lutte contre le changement climatique, protection des droits de l’homme etc.). Pour sauvegarder leur capital réputationnel, les plus grandes entreprises peuvent difficilement se passer des labels ISO.

DU SOFT POWER AUX ATTAQUES CONTENTIEUSES

Le droit souple, expression du soft power, devient la base des « contentieux stratégiques » tout autant médiatiques et politiques que juridiques diligentées par des ONG soucieuses de populariser leur cause en justice. Celle-ci devient le relais de causes militantes, climatiques, humanitaires ou autres. Dans les pays de Common Law – États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Irlande – où l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie est plus limité qu’en France, les actions contentieuses dont l’objet est de réorienter les politiques publiques (ex. en matière climatique) sont en général rejetés.

Certains de ces contentieux stratégiques visent à obliger les entreprises françaises à réduire leurs activités dans tel ou tel secteur ou dans tel ou tel pays. La loi française du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance est à cet égard un levier. Elle permet en effet aux ONG, en fonction de leurs statuts, de mettre en cause la responsabilité civile des sociétés françaises pour manquements de leurs filiales et sous-traitants à l’étranger en cas de dommages résultant d’atteintes graves aux droits humains, sociaux ou environnementaux. Alors que la loi ne couvre pas le climatique, elle sert aussi à intenter des procès climatiques pour obliger les entreprises, sous la pression médiatique, à réduire leurs activités. La mise en cause de la responsabilité civile ou pénale des entreprises opérant dans des pays non démocratiques ou commerçant avec eux est également une arme contre les investisseurs dans ces pays. D’ailleurs, il est un fait que certaines entreprises renoncent à s’investir sur certains marchés à titre préventif, pour ne pas être en butte à des poursuites judiciaires du  plus mauvais effet sur leurs financeurs ou investisseurs. Sans compter les banques et les assurances qui, à leur tour, renoncent à financer ou à garantir la couverture de certaines activités industrielles ou de défense.

L’exemple probant concerne les ventes d’armement à des pays qui ne sont pourtant pas sous embargo [3]. Des ONG, dont Amnesty International, ont saisi à l’encontre de l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni, la Cour pénale internationale pour qu’elle enquête sur le rôle des industries de la défense de ces pays. Cette action n’a aucune chance de prospérer, mais c’est l’effet médiatique qui est recherché.

La mondialisation donne place à des nouvelles formes d’action des acteurs globaux que sont les ONG de toutes nationalités qui viennent concurrencer gouvernements et Parlements. D’où se pose, de manière aiguë, la question du renouveau de la confiance dans la démocratie représentative.

 

Cet article de Noëlle Lenoir est inspiré d’un article plus complet qu’elle a publié dans le n°1105 de la Revue Politique et Parlementaire en janvier 2023.

 

[1] ln Conventions, Réguler la Mondialisation,

« Etude annuelle du Conseil d’Etat : le Droit Souple 27 juin 2014. Dans le dossier de presse accompagnant la remise de ce rapport, le Conseil d’État semble vouloir dicter la procédure d’élaboration des normes du droit souple ; il sermonne les associations d’employeurs à propos du Code AFEP/MEDEF qui n’aurait pas dû, selon lui, être publié « sans que les parties prenantes (syndicats, investisseurs, pouvoirs publics) ne soient inclus dans les négociations ». Remarque surprenante car une organisation professionnelle ou syndicale est libre de choisir la procédure qu’elle estime appropriée pour formuler des recommandations à ses membres.

[2] Cons. const., na 86-217 DC du 18 nov. 1986, à propos de la Commission Nationale de la Communication et des Libertés. Pour le Conseil constitutionnel, l’article 21 de la Constitution ne fait « pas obstacle à ce que le législateur confie à une autorité de l’Etat autre que le Premier ministre, le soin de fixer, dans un domaine déterminé et dans le cadre défini par les lois et règlements, des normes permettant de mettre en œuvre une loi », cons. 58.

[3] L’Allemagne, qui avait décrété un tel embargo entre 2018 et 2020, n’a pas réitéré depuis lors son intention de le rétablir.

Noëlle Lenoir
Noëlle Lenoir est spécialisée en droit de la conformité, droit public, droit de la protection des données personnelles, régulation et concurrence, au niveau national, européen et international. Ministre des Affaires Européennes de 2002 à 2004 elle a aussi été la première femme et plus jeune membre jamais nommée au Conseil Constitutionnel (1991-2001). Noëlle Lenoir est également membre de de l’Académie française des Technologies et vice-présidente de la Chambre de Commerce Internationale (section française). Elle est, depuis mai 2017 l’un des trois membres du panel d’experts indépendants chargé de suivre les politiques et procédures de compliance chez Airbus.