Le débat reste largement sous les radars pour l’homme de la rue. Mais il revêt une importance majeure pour les grandes entreprises européennes. Il est question de normes. Sujet au premier abord technique. Sujet en fait au plus haut point politique et participant de la notion de souveraineté. Avec une question posée à l’Europe : va-t-elle se voir imposer des normes ESG internationales (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance), édictées par d’autres, en l’occurrence la finance anglo-saxonne, au dépens de ses entreprises ?
Un précédent a de quoi faire réfléchir. Il y a une vingtaine d’années, une bataille de normes faisait déjà rage à Bruxelles sur l’harmonisation des règles comptables. Un débat qui s’est conclu par l’imposition des normes IFRS (International financial reporting standards). Précédent douloureux pour l’Europe qui avait capitulé en acceptant que l’esprit de la réglementation internationale soit dicté par la vision anglo-saxonne des cabinets comptables américains. Ironie de l’histoire, après avoir participé aux débats, les banques américaines se sont finalement exonérées de cette nouvelle réglementation, laissant l’Europe en situation “d’imbécile heureux”.
Va-t-on voir se reproduire ce scénario avec les futures normes internationales ESG ?
Comme d’habitude, en la matière, l’Amérique est en avance sur la vieille Europe concernant l’implication des entreprises sur les sujets sociétaux et leur responsabilité face à la société civile. Aux États-Unis, les entreprises n’hésitent pas, depuis plusieurs années, à prendre position sur des sujets aussi sensibles que la représentation des minorités, l’antiracisme ou l’orientation sexuelle. Elles se sont emparées de la question de la justice sociale, créant des groupes affinitaires en fonction de la couleur de peau (comme Disney) ou en imposant des quotas de représentants de minorités au sein des conseils d’administration (condition pour être coté au Nasdaq). La conséquence immédiate a été de conduire les grands gestionnaires de fonds de pension à prendre en compte dans leurs investissements les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.
Le débat autour de l’harmonisation à l’échelle du globe des normes ESG s’avère donc agité. Pour l’Europe, l’élaboration des principes d’une taxonomie sociale ne devrait pas voir le jour avant l’an prochain, voire 2025, une fois les élections européennes passées et le volet environnemental achevé à la Commission européenne. Autant dire qu’il reste peu de temps pour parvenir à une vision européenne commune du sujet. La directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) énonce les principes des futures normes européennes, expliquant qu’elles doivent être alignées avec les règles internationales. Toute la question est dans la définition du terme “alignement”. Éviter les incompatibilités avec les normes anglo-saxonnes et imposer une vision européenne d’un capitalisme responsable ? Ou bien se contenter d’un simple décalque des normes américaines, privilégiant notamment la notion de quotas (pour la mesure de la diversité) ? C’est tout l’enjeu pour définir des standard internationaux qui va se jouer à l’occasion de ce match à trois : face à l’Efrag, l’organisme à qui l’Europe a confié la mission de rédiger ses normes ESG, figurent la SEC américaine et un autre organisme, l’ISSB (présidé par Emmanuel Faber, ancien président directeur général de Danone), émanation de la fondation des normes comptables IFRS, soupçonné par ses détracteurs d’être le cheval de Troie des intérêts anglo-saxons.
L’exercice est complexe. Les enjeux sociaux et sociétaux sont difficiles à mesurer et se heurtent aux différences de sensibilité selon les pays et leur culture. À titre d’exemple, entre les pays du nord de l’Europe, en particulier l’Allemagne, et ceux du sud, l’exigence d’égalité entre les hommes et les femmes est très différente. Tous les États membres de l’Union européenne ne sont pas alignés. La France penche pour un capitalisme responsable assis sur les notions de souveraineté et d’universalité. Les États du nord de l’Europe plaident pour un rapprochement avec les standards internationaux. La première copie de l’Efrag allait plutôt dans ce sens. Dans son brouillon, l’organisme recommandait que le sujet de la diversité en entreprise soit traité à l’américaine, par des indicateurs d’origine ethnique ou d’orientation sexuelle. Ce qui revient à collecter des informations et des données d’ordre personnel, pratique ouverte aux États-Unis mais interdite en Europe. Paris à mis son veto à cette proposition. Mais le débat a toutes les chances de revenir.
L’enjeu est fondamental pour les entreprises européennes si elles veulent rester compétitives et capables d’attirer les capitaux, sachant que les futures normes dicteront le choix des investisseurs de flécher leur argent en fonction des critères retenus. Et cela alors que le phénomène du wokisme va inexorablement arriver en Europe. Amplifié par les réseaux sociaux et finissant par poser des enjeux de réputation colossaux, ce phénomène ne peut pas être pris à la légère par les entreprises qui jouent sur l’échiquier mondial.
La question de savoir quelles normes serviront de référence en matière d’ESG est donc fondamentale. Est-ce que cette forme de capitalisme woke observé aux États-Unis avec ses règles va l’emporter ? Conduisant les entreprises européennes, soucieuses d’attirer l’argent des investisseurs et des gestionnaires d’actifs anglo-saxons, à adopter des politiques de quotas (sur l’orientation sexuelle, la couleur de peau…). La solution en séduit certains comme les entreprises allemandes. Après tout, de telles normes ESG assises sur des quotas sont des grilles d’analyse pratiques (il suffit de cocher les cases) pour étayer des décisions d’investissement Mais elles sont porteuses de dérives dangereuses. Il n’est qu’à observer le débat outre-Atlantique sur la notion de liberté d’expression et le rôle que s’arroge Twitter et son actionnaire.
Que l’Europe regarde en simple spectatrice ce débat sur l’édiction des normes internationales ESG, sans imposer sa grammaire, cela reviendrait à être une fois encore le cocu de l’histoire. Encore faut-il qu’elle parle d’une seule voix pour défendre un capitalisme responsable et universel. Un référentiel mondial de règles ESG s’impose pour des raisons de cohérence et d’uniformisation de la mesure de la diversité. Reste à savoir de quel côté retombera la pièce.