Beaucoup d’observateurs s’interrogent – à juste titre – sur les raisons, l’ampleur et les suites éventuelles de l’accord irano-saoudien rétablissant les relations diplomatiques entre les deux pays.
Les plus optimistes soulignent le bénéfice que tirerait le Moyen-Orient d’un apaisement des tensions entre le royaume et la république islamique : la fin du conflit au Yémen, la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue Arabe dans le cadre d’une solution politique à Damas, le dénouement de la crise libanaise, une stabilisation de l’Irak etc…
Nous n’en sommes évidemment pas là et il convient d’abord d’avoir une juste appréciation des raisons qui ont permis l’accord irano-saoudien et des perspectives ouvertes par ce dernier :
- L’Arabie Saoudite ne veut pas d’un conflit dans le Golfe, qui compliquerait la mise en œuvre de sa « Vision 2030 ». Consciente de ses vulnérabilités, elle n’est donc pas favorable à une action militaire contre l’Iran ;
- Riyad a une relation fraîche avec l’administration Biden, qui ne facilite pas l’obtention des garanties de sécurité souhaitées de Washington ;
- La politique agressive du gouvernement israëlien dans les territoires palestiniens interdit tout nouveau rapprochement du royaume avec Tel Aviv. En témoigne l’annulation de la visite d’Elie Cohen à Riyad le 19 mars dernier;
- L’Arabie Saoudite se veut « neutre » dans la guerre en Ukraine car elle entend ménager ses grands partenaires : les Etats-Unis (partenaire sécuritaire et économique) et la Russie (coopération pétrolière dans le cadre de l’OPEP +) ;
- En revanche, la Chine est aujourd’hui le premier partenaire économique du royaume et il est clair que les ventes de pétrole saoudien se concentreront de plus en plus en Asie. En outre, Pékin dispose de capacités technologiques intéressantes et ne fait aucune pression – pour cause – sur la question des droits de l’Homme. La Chine devient en réalité un partenaire aussi politique;
- L’Iran est affaibli économiquement et politiquement, avec une crise sociale grave. Il a donc intérêt à calmer le jeu – en tout cas temporairement et sans renoncer à ses ambitions régionales – à la fois pour rompre avec son image de pays menaçant et pour ne pas perturber la succession du Guide.
Toutes ces raisons expliquent l’accord intervenu entre Riyad et Téhéran, avec en outre la volonté chinoise d’apparaître comme un pays « promoteur de paix » sur la scène internationale. Le cadeau politique fait à Pékin permet ainsi à Riyad de marquer son autonomie par rapport à Washington et aux Occidentaux en général.
Cela signifie-t-il pour autant que l’accord irano-saoudien ouvre une ère nouvelle dans les relations entre les deux pays ?
La rencontre – dans les deux mois – des ministres des Affaires étrangères donnera une première indication de la nouvelle atmosphère entre les rivaux du Golfe. Outre la réouverture des ambassades dans les deux capitales, on peut s’attendre à ce que les discussions entre les services de sécurité permettent d’avancer sur des mesures de confiance prévues par l’accord de sécurité de 2001 (resté jusqu’ici lettre morte) : en particulier, un arrêt des émissions critiques de part et d’autre et des soutiens aux opposants de chacune des parties, mais aussi sans doute un meilleur contrôle du trafic de drogue (qui est une vraie préoccupation des Saoudiens).
La mise en œuvre de l’accord général de coopération économique de mai 1998 risque quant à lui de prendre plus de temps, malgré l’intention exprimée par le ministre saoudien des Finances d’investir en Iran, ne fut-ce que parce que les autorités de Riyad souhaitent en priorité attirer des investissements chez eux pour réaliser les grands projets de leur « Vision 2030 ».
En outre, la méfiance entre les deux capitales ne disparaîtra pas du jour au lendemain et chacun attend de l’autre qu’il fasse le premier pas. Pour les Saoudiens, l’engagement dans l’accord de « non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats » signifie que l’Iran devrait renoncer au caractère révolutionnaire de son régime et à sa politique d’influence – via les milices chiites – au Moyen Orient, ce que Téhéran n’est certainement pas prêt à envisager. En particulier, l’Iran ne semble pas vouloir se dessaisir de sa carte yéménite (de soutien aux Houthis) sans contrepartie, car il sait que les Saoudiens considèrent le règlement de ce conflit comme une priorité.
Il faut donc s’attendre à ce que le réchauffement des relations soit conditionnel et par étapes. Et cela d’autant plus que la nouvelle donne est en réalité confortable pour le gouvernement saoudien :
- Il est aujourd’hui « chouchouté » tant par les Etats-Unis et Israël que par la Chine et la Russie, qui cherchent tous à garder ou à attirer le royaume dans leur camp. Sa politique de « neutralité » entre Washington et Pékin/Moscou est donc payante.
- Un apaisement temporaire des tensions au Moyen-Orient permet à Riyad de se consacrer pleinement au développement économique du royaume dans le cadre de la « Vision 2030 ». Il devrait inciter les investisseurs internationaux à s’intéresser plus aux grands projets saoudiens, qui sont désormais mis en œuvre grâce au cours élevé du pétrole.
- L’Arabie peut en outre jouer les médiateurs entre la Russie et l’Ukraine (échange de prisonniers) et attendre l’issue du conflit sans trop subir les pressions occidentales ; conditionner clairement tout nouveau rapprochement avec Israël à un geste envers les Palestiniens ; satisfaire à peu de frais Pékin dans son ambition de jouer un rôle politique au Moyen Orient ; et envisager de rejoindre les BRICS.
Bref, comme l’a dit publiquement le ministre saoudien des Affaires étrangères, le royaume « agira selon ses intérêts » et « regardera à l’Ouest et à l’Est ». Ce message reflète la nouvelle assurance de l’Arabie Saoudite dont la diplomatie connaît un succès certain.
S’agissant de l’accord irano-saoudien, Riyad demeure prudent, voire sceptique, sur la volonté du régime iranien d’établir une véritable relation de confiance entre les deux pays ; mais avec leur pragmatisme habituel, les Saoudiens répondront à tout geste concret de Téhéran, si il y en a.