Tout excès finit généralement par provoquer son mouvement de contre-balancier. Ce raisonnement s’appliquera-t-il à l’information et à son traitement ? Ces dernières années, le constat s’est imposé, avec l’explosion des supports d’information en continu (moteurs de recherche, sites, chaînes d’information…) d’une dégradation constante du rapport à l’information. Nous sommes entrés dans une course à l’événement, pas à l’information proprement dite. Au nom du postulat que les gens ont le droit de savoir et veulent savoir, nous voyons aujourd’hui couler un filet d’eau tiède d’informations au contenu répété partout, sans hiérarchie de valeur. Par panurgisme, les médias web et print confondus semblent bégayer une information sur tous les tons au point de devenir une commodité, comme le robinet d’eau ou l’interrupteur électrique.
Le flux continu de “news” a conduit à araser tout relief et à bannir la hiérarchie entre ce qui relève de l’information fondamentale par rapport à l’anecdote et de l’exclusivité par rapport au simple service. Tout est devenu horizontal. Au point de tomber dans le grotesque. Laissons aux historiens le soin de comparer le traitement des images du récent tremblement de terre en Turquie ou des bombardements de l’Ukraine avec les images de la meute de motos suivant Pierre Palmade à sa sortie de l’hôpital (sur le modèle de la course poursuite derrière la CX de Jacques Chirac, le soir de son élection).
Dans le même temps, la pandémie a affolé cette propension à tordre l’information en nourrissant la propagation des fake news, les manipulations, la paranoïa et les rumeurs complotistes, alimentant un populisme agressif. Mais l’audience suit, vous répondra-t-on. Et l’audience prime. Que vaut face à cela le respect de la barrière entre le vrai et le faux ?
À force de rendre opaque le rapport entre la décision de publier une information, parce que nous la jugeons importante, et la tentation de courir au devant d’une demande voyeuse, les médias ont alimenté un grave soupçon vis-à-vis de la notion de vérité. D’un côté, un choix éditorial assumé et le respect d’une hiérarchie de l’information. De l’autre, la propension de ne retenir que le nombre de clics décomptés sur tel ou tel sujet, pour le monter plutôt qu’un autre. Trop d’informations mal contrôlées, mal hiérarchisées, pour la plupart anxiogènes, finissent par tuer l’information.
Cette confusion est encore alimentée par le développement des influenceurs et des contenus sponsorisés. Elle est d’autant plus préoccupante pour la démocratie qu’il est acquis que les inégalités de revenus et d’information vont de pair. Le constat serait particulièrement vrai en France, pays socialement égalitaire mais médiatiquement très inégalitaire. Peut-être l’une des clés de ce pessimisme collectif national.
Face à ce doute partagé, dans cette jungle d’émetteurs d’informations, seules les grandes marques de médias, les mieux authentifiées, les plus repérables, les plus rassurantes devraient théoriquement tirer leur épingle du jeu. Elles servent de repères. Mais la partie n’est pas gagnée.
Les médias ont commis l’erreur, à l’époque où le numérique explosait, de ne pas donner la même valeur à l’information sur le web qu’à celle sur le papier. Ils n’ont pas fini de payer cette erreur. Et cela pourrait ne pas s’arranger à l’heure de l’intelligence artificielle générative (ChatGPT et autres) facilitant la rédaction d’articles clé en main. Le journalisme promet d’être bouleversé par la génération automatique de texte. La profession répond à cela que ChatGPT permettra d’automatiser le “bâtonnage des dépêches” et donnera plus de temps aux journalistes pour se consacrer à l’enquête et au décryptage. Faut-il vraiment le croire, alors que les modèles économiques des journaux sont fragiles et que la chasse aux coûts est un impératif quotidien ?
Face aux fake news, les gestes barrières s’imposent mais risquent d’être insuffisants dans un monde de post-vérité où les faits ne sont plus un argument, où l’on a tendance à ne voir que ce que l’on croit. Revenir à un traitement hiérarchisé de l’information représente un défi qui reste devant nous. L’effort de recoupement et de vérification reste entier. Tout comme le besoin d’éduquer à la consommation de l’information. Cet effort est en cours avec la volonté des journaux (print et digital) d’identifier les fausses informations, d’utiliser à bon escient les réseaux sociaux pour proposer des parades aux fake news, de corriger et de “fast checker”.
Il n’est pas inintéressant de noter qu’au moment où se multiplient les vagues de fake news apparaissent de nouvelles formes de journalisme destinées à contrer ces tendances à la manipulation. Comme si le corps malade produisait ses anticorps. Aux États-Unis, en plein déchaînement Trump, est apparu un nouveau média numérique, Axios, dont la promesse, dans la lignée du Reader’s Digest a été de proposer une information au format court, exclusive, gratuite, bannissant les articles d’opinion, cherchant à éliminer le bruit, à respecter le temps des gens, à trier les nouvelles qui comptent et à dire pourquoi. Et cela fonctionne. Un peu partout dans le monde, les initiatives visant à rebâtir une hiérarchie de l’information se multiplient. La France n’y échappe pas, en voyant émerger de nouveaux acteurs animés par cette saine inquiétude : c’est sans doute une goutte d’eau dans un océan de confusion. Mais la démarche, peu importe son succès, mérite d’être observée et encouragée.