Jusqu’où peut aller la “realpolitik” saoudienne ?

28.04.2023 - Regard d'expert

L’accumulation de gestes de défi à l’égard de Washington (réduction de la production pétrolière, neutralité dans le conflit russo-ukrainien, rétablissement des relations diplomatiques avec l’Iran, dialogue avec le régime syrien, développement des rapports avec la Chine, utilisation du yuan pour le règlement des fournitures de pétrole à Pékin…) amènent les observateurs à s’interroger sur l’ampleur de l’autonomisation de la politique saoudienne par rapport à son allié stratégique traditionnel, les Etats-Unis.

Effectivement, on connait l’antipathie réciproque du président Biden et du prince Mohamed Ben Salman ; on sait que l’Arabie Saoudite – comme la plupart des pays du Sud – n’apprécie pas les pressions occidentales sur les droits humains et critique le “deux poids deux mesures” de la politique occidentale (Palestine, Libye, Kosovo) ; et la politique anti-carbone des pays de l’Ouest diminue l’intérêt de l’Arabie pour cette partie du monde, alors que l’Asie est devenue le principal client de son pétrole.

En revanche, la Chine est le premier partenaire commercial du royaume et sa technologie intéresse. En outre, son positionnement actuel de courtier international pour apaiser les tensions, en dialoguant avec tout le monde, est jugé utile à Riyad.

De même, la coopération pétrolière avec la Russie dans le cadre de l’Opep + permet aux Saoudiens de contrôler le prix du brut à un niveau suffisant pour financer les grands projets de la Vision 2030. Et l’Arabie prend acte du fait que Moscou s’est réengagé au Moyen Orient et n’hésite pas à soutenir militairement ses amis dans la région.

Ces éléments expliquent la nouvelle diplomatie saoudienne, focalisée sur ses intérêts nationaux, “en regardant à l’Ouest comme à l’Est”, pour reprendre la formule de son ministre des Affaires étrangères.

L’objectif est à la fois de :

  • Préserver l’intérêt des entreprises américaines pour le marché saoudien ainsi que le dialogue politico-militaire avec Washington, dont le royaume continue de dépendre pour sa sécurité.
  • Poursuivre la coopération pétrolière avec Moscou, qui a atteint ses objectifs.
  • Développer les relations économiques et technologiques avec la Chine, mais aussi désormais les contacts politiques.
  • S’affirmer sur la scène internationale comme un acteur autonome, associé à l’Organisation de Coopération de Shangaï (intérêt pour l’Asie centrale) et sans doute rejoignant bientôt les BRICS.

Cette nouvelle politique s’est traduite par le rétablissement des relations diplomatiques avec Téhéran, en espérant que cela permettra de clore la guerre au Yémen, d’apaiser les tensions en Syrie, en  Irak et au Liban, et d’établir certaines mesures de confiance avec l’Iran. Cette désescalade a pour principal intérêt, vu de Riyad, de faciliter les investissements internationaux dans les grands projets de la “Vision 2030”, qui est sa première priorité.

En Syrie, l’Arabie entend jouer un rôle de “rassembleur de la famille arabe”, au moment où la politique de Netanyahou hypothèque toute normalisation formelle avec Israël. La reprise du dialogue avec le régime de Damas devrait aussi permettre de réduire le trafic de Captagon (venant de Syrie), qui est un vrai fléau en Arabie.

Vis-à-vis de Washington, c’est un message clair : le royaume ne souhaite pas être embrigadé dans une croisade contre la Chine et la Russie ; et à l’égard du monde occidental en général : “épargnez-nous vos leçons de démocratie et de droits humains”.

Naturellement, il reste à savoir si ce changement de portage de la diplomatie saoudienne portera les fruits escomptés. En effet, les régimes iranien et syrien interprètent ces mouvements comme des signes d’affaiblissement de la protection américaine, qui ne les obligent donc pas à faire des concessions majeures à l’Arabie Saoudite. Le soutien iranien aux Houthis a en effet été conçu comme une capacité de nuisance envers le royaume, sans qu’il constitue pour Téhéran un enjeu stratégique. Cette carte, importante pour Riyad, ne coûte donc pas cher à abandonner pour Téhéran.

En revanche, sur la question du maintien de l’influence iranienne dans la région, il est peu probable que l’Iran soit prêt à de vraies concessions en Irak, en Syrie ou au Liban. Il paraît aussi clair que les Iraniens ne renonceront pas à leurs ambitions nucléaires et balistiques.

Les Saoudiens en sont conscients et savent qu’ils ont toujours besoin de la puissance américaine pour défendre leurs intérêts vitaux. C’est la raison pour laquelle – parallèlement aux ouvertures vers l’Iran et la Syrie – Riyad a récemment  repris langue avec les autorités américaines pour discuter sans doute des conditions auxquelles Washington serait prêt à lever certaines sanctions. La grande négociation commence…

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.