Quand on est Français, il est toujours délicat de parler de « l’Afrique ». Nous sommes un commode « usual suspect ».
En fait, il nous faut en permanence refaire notre cheminement intellectuel en évitant de tomber dans trois ornières idéologiques récurrentes, qui interdisent, ou pour le moins rendent difficile, tout débat ouvert sur l’Afrique.
- D’une part « l’afro-pessimisme », celui d’une Afrique noire mal partie ou toujours pas partie (pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre de René Dumont), de laquelle il n’y a rien à espérer et dont on détourne le regard, un peu comme ces gens qui ne veulent pas voir les SDF dans la rue qui leur tendent la main.
- D’autre part, l’accusation rémanente de tous ceux qui, dans le sillage de François-Xavier Verschave, vivent encore et toujours du fantasme de la Françafrique, et mettent toutes les difficultés et déficiences africaines sur le seul compte de la colonisation et de ses suites.
- Enfin, l’ornière de « l’afro-béatitude », celle de la méthode Coué qui résonne parfois à Addis-Ababa. Elle est entretenue par certains illuminés occidentaux qui voient une Afrique dopée par une croissance économique insolente, se dirigeant à grand pas vers un horizon radieux, seulement ralentie par la cupidité et l’héritage des puissances extérieures ! Hobbes et Rousseau ne sont jamais bien loin !
En réalité, dès que nous parlons de l’Afrique (au-delà du langage agréé et politiquement correct), il y a quatre visions entre lesquelles nous naviguons, et qui ne sont d’ailleurs pas exclusives les unes des autres :
- Une Afrique « continent en marge » des affaires du monde, entendues comme la mondialisation, la grande politique, la grande stratégie. Elle est alors quasiment ignorée, sauf cas très particulier.
- Une Afrique « dérivatif stratégique » qui, comme à l’époque de la Guerre Froide, sert à nouveau d’exutoire discret aux compétitions indirectes, qu’elles soient militaires, économiques, diplomatiques ou idéologiques. Les acteurs ont changé mais le principe reste finalement le même. Nous en avons des exemples visibles en Libye, et bien sûr en Afrique de l’Ouest.
- Une Afrique « libre-service », quand elle est considérée comme une simple réserve de richesses et de matières premières rares et chères. Ce fut le cas pendant une trentaine d’années avec les métaux rares, le Lithium, Tantale, Béryllium, Coltan ou Cobalt. Aujourd’hui, il s’agit de ressources beaucoup plus élémentaires, comme des terres agricoles, dont il convient de relever que 130 millions d’hectares, soit deux fois la superficie de la France, échappent aux Africains qui ne sont plus en mesure d’y exercer une complète souveraineté.
- Une Afrique « menace », vis-à-vis de laquelle il faudrait se barricader, face à l’imminence grandissante du terrorisme ou d’une immigration sans plus aucun contrôle. Pourtant, l’actualité, y compris récente, nous a une nouvelle fois démontré que ce n’est pas en se barricadant dans la citadelle qu’on en assure la meilleure défense.
Dans ces conditions, il est clair que la synthèse vers l’Eurafrique imaginée par Coudenhove, et que les idées de Haushofer et de Mackinder sont un syncrétisme bien délicat à faire accoucher. La plupart du temps, nos analyses sont toujours teintées de « trop » : « trop » de paternalisme, teinté de « trop » de romantisme, teinté de « trop » d’idéologies et « trop » de complexes de l’ancien colonisateur (que nous sommes d’ailleurs l’un des seuls pays à continuer à essayer d’expier). Enfin, et à contrario, « trop » de culture de l’excuse. Ces analyses me semblent tout aussi également captieuses, qu’irraisonnées et que déraisonnables.
Or, notre destin collectif ne pourra s’affranchir d’une relation normalisée avec le continent africain. Les enjeux à venir s’imposent prioritairement à nous, Français, qui sommes « citoyens » d’Afrique. Cela a commencé en 1628 à Saint-Louis, avec l’inauguration du premier comptoir de la compagnie normande, créée par Richelieu. Cela s’est poursuivi en 1793, avec Jean Baptiste Belley alias Timbazé, premier parlementaire noir de la première République française. Puis en 1914, avec Blaise Diagne, premier ministre africain, sous-secrétaire d’État aux Colonies. Au-delà de ces jalons historiques, nous ne pouvons pas non plus ignorer les 250 000 Français qui vivent en Afrique et les 2 millions d’Africains qui vivent en France.
Nous avons donc l’obligation d’entamer ce dialogue sur des bases partagées, à défaut d’être consensuelles. C’est bien l’ambition de ce numéro de la Revue Défense Nationale consacré à l’Afrique. Distribuer largement la parole et laisser s’exprimer de nombreuses sensibilités pour sortir du seul champ des perceptions, et imaginer le chemin que nous devons emprunter ensemble.