Au cours des dernières décennies, le Moyen Orient a vécu sous une ombrelle américaine, s’appuyant sur une convergence de vues entre Washington, Tel Aviv et les pays arabes pro-occidentaux au sujet de la menace iranienne sur la stabilité régionale. Les accords d’Abraham ont représenté la dernière manifestation de cet accord implicite, qui reléguait de facto le règlement de la question palestinienne aux calendes grecques.
Aujourd’hui, avec le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue Arabe, les efforts tentés pour trouver une solution à la crise libanaise et la résurgence des tensions israélo-palestiniennes, il est clair qu’une nouvelle dynamique est en cours au Moyen Orient.
Celle-ci repose sur la prise en compte par les acteurs régionaux du fait que cette zone n’est plus prioritaire pour l’administration Biden, et qu’au contraire, la Chine entend y jouer un rôle politique plus important. Le moment est donc venu pour les États du Moyen Orient de prendre en main eux-mêmes le règlement de leurs différends .
Cela implique une reconnaissance implicite des réalités sur le terrain, en particulier de l’influence iranienne dans la région, d’où le rétablissement des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran (même si ceci ne signifie naturellement pas la fin de la méfiance et des contentieux entre les régimes de la région).
En revanche, la nouvelle volonté de la Chine – premier partenaire commercial de tous les pays du Moyen Orient – de jouer un rôle politique dans la zone, est perçue par les différents protagonistes comme une opportunité de calmer le jeu, afin de faciliter le développement de leurs économies. C’est vrai à Téhéran, pour résoudre la grave crise socio-économique actuelle, mais aussi à Riyad, pour accélérer la mise en œuvre de la « Vision 2030 ». En fait chacun espère y trouver son compte :
- Pour l’Arabie Saoudite, l’objectif est la fin de la guerre au Yémen, l’arrêt du trafic de Captagon venant de Syrie et l’ambition d’apparaître – après la réconciliation entre les pays du Golfe et la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue Arabe – comme le « rassembleur de la famille arabe ».
- Pour l’Iran, le but est la reconnaissance implicite de ses acquis en termes d’influence au Moyen Orient (suite à l’invasion américaine de l’Irak) et du recul de l’influence américaine dans la région.
- Pour la Syrie, le souhait d’une participation des monarchies du Golfe à la reconstruction du pays.
- Pour le Liban, l’espoir d’un arrangement régional qui lui permettrait de retrouver stabilité et prospérité.
Dans ce nouveau panorama, le véritable perdant est l’État d’Israël qui, après les accords d’Abraham, ambitionnait d’obtenir sa reconnaissance par l’Arabie Saoudite et la constitution d’une alliance contre l’Iran. Mais il est clair que la politique du nouveau gouvernement israélien envers les Palestiniens ne favorise pas la normalisation souhaitée avec le monde arabe.
Quant à la Turquie, les perspectives dépendront naturellement de l’issue des prochaines élections.
Toutefois dans une région compliquée comme le Moyen Orient, les choses peuvent évoluer rapidement, dans un sens comme dans l’autre. La désescalade des tensions et la coopération éventuelle entre adversaires de la veille sera en réalité dépendante des résultats concrets de la nouvelle dynamique engagée :
- D’une part, est-ce que Téhéran sera en mesure d’imposer aux Houthis un accord sauvant la face de tous les protagonistes au Yémen ? Et que fera l’Iran sur le plan nucléaire ?
- D’autre part, est-ce que Bachar el Assad – au-delà d’un geste sur le trafic du Captagon – est prêt à faire une ouverture politique réelle permettant notamment un retour en Syrie des réfugiés ?
Il y a pour le moins des incertitudes quant à la réponse à ces questions.
Par ailleurs, les pays du Golfe sont encore tributaires de la garantie américaine pour leur sécurité et ils ont des intérêts économiques partagés avec les Etats-Unis.
Ils attendent aussi de voir comment la Russie se sortira du conflit qu’elle a engagé en Ukraine pour développer ou non leur coopération avec elle.
Enfin, les élections présidentielles américaines sont dans un an et demi, et tous les pays de la région prendront naturellement en compte les orientations du prochain locataire de la Maison Blanche dans la définition de leur propre politique.
Il reste que l’autonomisation des États du Moyen Orient par rapport à Washington constitue une nouvelle donne, qui crée des opportunités que les Européens devraient saisir, à la condition qu’ils parviennent à s’entendre sur des initiatives répondant aux attentes des pays du Moyen Orient sur les plans politique (moins de « deux poids deux mesures » occidental) et économique (des partenariats comportant des transferts de technologie).