La dernière fois, c’était en 2005, il y a 18 ans. Confronté au risque d’emballement de la dette publique, le gouvernement de Villepin chargeait, dans un grand exercice de pédagogie collective, la commission Pébereau, du nom du président de BNP Paribas, de lancer une « opération-vérité » sur l’endettement de la France et d’esquisser une trajectoire pour revenir à l’équilibre. De Jacques Chirac à l’Elysée à Thierry Breton et jusqu’au ministère des Finances, tout le monde était convaincu qu’en tapant fort, le sujet finirait par devenir une grande cause nationale. La décrue de la dette a bien été engagée, mais a été brutalement interrompue par la crise financière de 2008. Et l’intention d’installer le thème de la dette au rang de débat national serein et documenté a fait elle aussi long feu.
Comme un mauvais remake, le sujet se rappelle ces jours-ci avec la pression qui n’a cessé de monter dans l’attente du verdict de l’agence Standard and Poor’s, qui doit publier sa décision vendredi 2 juin.
A la différence près que les ordres de grandeur ont sensiblement changé. A la fin 2005, la dette publique française totalisait un peu plus de 1 100 milliards d’euros (multipliée par cinq depuis 1980) et un service de la dette de 40 milliards. En 2023, la France traîne une dette proche de 3 000 milliards (précisément 2 950 milliards) d’euros, soit 111,6 % du produit intérieur brut. La France va emprunter cette année un record de 270 milliards d’euros sur les marchés. La charge de la dette devrait frôler 52 milliards d’euros, constituant le deuxième poste des dépenses derrière l’Education nationale.
Paradoxalement, comparé à 2005, il est bien difficile d’apercevoir, hormis quelques voix isolées, un début de prise de conscience collective du sujet, encore moins une volonté de le prendre à bras le corps. Et ce en dépit des signaux d’alerte qui s’allument ailleurs. La montée de fièvre aux Etats-Unis provoquée par le bras de fer autour de la dette fédérale (31 381 milliards de dollars) aurait pu être un révélateur utile.
En Europe, un peu plus tôt, le précédent de Lizz Truss au Royaume Uni, sévèrement taclée par les marchés financiers pour avoir tenté d’imposer un stimulus fiscal jugé inapproprié, paraît déjà oublié.
En France, plutôt que de sensibilisation collective, c’est d’indifférence qu’il faut parler, si l’on considère l’absence de débat de ces derniers mois. La fébrilité du gouvernement ces derniers jours tentant, tout en serrant les dents, de démontrer que la trajectoire des finances publiques est sous contrôle, est bien tardive. Après tout, le « quoiqu’il en coûte » déclenché lors de la crise du Covid puis les chèques signés pour affronter l’inflation (300 milliards d’euros déversés dans l’économie entre 2020 et 2023) ont démontré qu’on peut vivre avec la dette. Le peu d’impact de la dégradation de la note française par l’agence Fitch fin avril, vu l’écart limité de taux d’intérêt des emprunts d’Etat entre la France et l’Allemagne, venait démentir les Cassandre qui noircissent le tableau.
Gauche, droite, patronat et syndicats, ministres et élus poussent soigneusement le sujet sous le tapis. L’argument de la dette pour justifier la réforme des retraites n’est même pas utilisé, contrairement à 2010, où il avait servi à expliquer le recul de l’âge de départ à 62 ans. Il est vrai qu’au regard du mur d’investissement à engager dans les services publics, la défense, l’école, la transition écologique… qui se dresse devant nous d’ici à 2027, les fruits de la réforme des retraites seront loin de suffire pour atteindre les objectifs que la France s’est fixée.
Les arguments pour expliquer cette indifférence sont autant de fausses bonnes raisons. Que l’inflation permette de contenir les effets de la dette par simple effet arithmétique, c’est entendu. Le ratio de la dette publique rapportée au PIB a été ramené de 112,9 %, en 2021, à 111,6 % en 2022. Le PIB, qui figure au dénominateur, est gonflé par l’inflation, alors que la dette, au numérateur, ne l’est pas. Que la dette française soit aux mains d’un noyau d’investisseurs stables, d’accord. La part de la dette détenue par ces investisseurs, banques centrales, fonds souverains étrangers – qui conservent leurs obligations jusqu’à l’échéance – a très fortement progressé. Cela limite le risque de mouvements massifs sur ses taux.
Simplement, c’est oublier que les codes ont changé. Tant que nous pouvions rembourser la dette en se réendettant à moindre coût, la France pouvait être insouciante et gagnante. Or, l’environnement financier est bouleversé par la remontée des taux. Un relèvement d’un point de pourcentage des taux des emprunts à dix ans de 2,5 % à 3,5 % représente un surcoût pour les finances publiques de 2,4 milliards d’euros en 2023, de 6 milliards en 2024 et de 9 milliards en 2025. On imagine le scénario noir auquel personne ne veut penser : une croissance trop faible, des recettes fiscales moindres, une envolée des déficits, des chocs structurels comme le changement climatique et le vieillissement. Tout cela aboutirait à voir le service de la dette atteindre 100 milliards à la fin du quinquennat.
C’est d’une pédagogie en amont dont nous avons besoin plutôt que de simples piqûres de rappel administrées dans l’urgence et sans suite. Pour faire comprendre les priorités, il faut relancer l’idée de distinguer la bonne dette qui finance les investissements (éducation, santé, justice, défense) de la mauvaise dette qui couvre les dépenses courantes. Pour identifier et faire accepter les gisements d’économies potentielles, il faut appréhender les subventions aux énergies fossiles, aides aux entreprises, formation professionnelle, masse salariale des collectivités locales, logement.
Rien aujourd’hui ne menace plus la souveraineté de la France que son niveau record d’endettement. Ce dernier fait entièrement dépendre le sort du pays du bon vouloir de ses créanciers. Au sein de l’Union européenne, cet affaiblissement a un coût politique exorbitant, en particulier dans nos rapports avec l’Allemagne. Que ce soit sur la politique industrielle, de défense, ou l’énergie, Berlin ne manque jamais une occasion de remettre le partenaire français à sa place.
La posture du « business as usual » est devenue difficilement tenable.