Tout le monde le sait : l’Arabie Saoudite est le premier exportateur mondial de pétrole et le représentant du monde arabe au sein du G 20, son roi est le « Gardien des Lieux Saints » de l’Islam (La Mecque et Médine), et son fonds souverain — le Public Investment Fund — a vocation à devenir le premier au monde. Cette image de puissance régionale a pendant longtemps été relativisée par sa dépendance à l’égard des États-Unis, son influence étant ramenée à une « politique du chéquier » aux résultats mitigés.
Les choses changent avec la nouvelle stratégie d’apaisement des tensions au Moyen-Orient, qui s’est traduite par plusieurs initiatives : une réconciliation sous son égide du Qatar avec ses voisins, une normalisation avec la Turquie, un rapprochement officieux avec Israël, un cessez-le-feu au Yémen et l’engagement de négociations avec les Houthis, le rétablissement des relations diplomatiques avec l’lran, la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue Arabe et des efforts en cours pour parvenir à un cessez-le-feu au Soudan.
Est-ce à dire que l’Arabie Saoudite a renoncé à son alliance stratégique avec les Etats-Unis et qu’elle joue désormais la carte de l’axe Pékin-Moscou ? La réponse est négative, ne fut-ce parce que la sécurité du royaume est encore tributaire de la protection américaine, mais il est exact que Riyad a pris acte du déclin américain dans la région et de l’attitude froide de l’administration Biden envers le prince Mohamed ben Salmane (MBS).
Le royaume fait donc valoir son indépendance en tentant de se positionner au centre du jeu diplomatique et des échanges économiques régionaux. L’objectif du prince héritier est de faire du Moyen-Orient la « nouvelle Europe », c’est-à-dire une région de stabilité et de prospérité économique au centre de laquelle se situe son pays.
Cette nouvelle autonomie s’applique d’abord vis-à-vis des États-Unis, mais aussi vis-à-vis de la Russie et de la Chine. En témoigne le dernier sommet de la Ligue arabe où MBS a invité à la fois Bachar el Assad et le président Zelinsky, en dépit des réserves pour le premier du Qatar, du Maroc et du Koweït (proches de Washington), et pour le second de l’Algérie, de l’Égypte et des Émirats arabes unis (qui souhaitaient ménager Moscou).
En réalité, les ambitions du prince héritier saoudien dépassent la recomposition au Moyen-Orient. Pour preuve, ses efforts de médiation entre la Russie et l’Ukraine, mais aussi la participation de l’Arabie saoudite à l’Organisation de Coopération de Shanghai, et probablement bientôt aux BRICS. Des discussions sont déjà en cours avec la NBD (banque des BRICS), dont l’objectif est de sortir l’économie du tout-dollar. Et l’on sait qu’il y a des discussions sur l’éventualité du paiement en yuan d’une partie des importations chinoises de brut saoudien. Naturellement, Riyad est prudent sur ce sujet, car le riyal est indexé sur la monnaie américaine. Riyad a donc intérêt à préserver un dollar fort.
Le royaume — comme d’autres acteurs du Sud — pense d’abord en fonction de ses intérêts plutôt que comme membre d’un axe. Il veut réussir son vaste programme de réforme socio-économique « Vision 2030 » en attirant des investisseurs étrangers sur ses grands projets, ce qui serait facilité par un apaisement des tensions régionales.
Naturellement, le rétablissement des relations diplomatiques et d’un dialogue avec ses adversaires d’hier (les régimes iranien et syrien) ne signifie pas une nouvelle alliance. Riyad est sans illusion sur eux et demeure prudent dans sa démarche, mais il saisit l’opportunité de la volonté chinoise de jouer les honnêtes courtiers pour régler certains dossiers sensibles : la paix au Yémen, le trafic de drogue, le retour des réfugiés et la lutte antiterroriste.
Contrairement aux attentes de Téhéran et de Damas, il est pourtant peu probable que le royaume contribue significativement et à court terme à la reconstruction de la Syrie ou investisse massivement en Iran. Outre les sanctions occidentales qui les empêcheraient, les Saoudiens attendront de voir ce qu’ils obtiennent en retour de leur ouverture envers ces États.
La volonté saoudienne de « rassembler la famille arabe » se heurte néanmoins à des réticences. Plusieurs dirigeants ne sont pas venus au sommet de la Ligue à Djeddah, en particulier les présidents algérien et émirien. D’autres pays n’ont pas l’intention à ce stade de rétablir des relations diplomatiques avec le régime de Damas. Les relations de MBS avec le président émirien se sont par ailleurs distendues du fait de plusieurs désaccords : le prix du pétrole, le Yémen, les accords d’Abraham, les ambitions saoudiennes dans les domaines économique, culturel et touristique qui concurrencent les EAU…
La nouvelle diplomatie saoudienne est claire dans ses intentions : « Les positions maximalistes ne sont pas utiles », a déclaré le ministre des Affaires étrangères. Cet activisme et cette nouvelle agilité de la politique extérieure devront toutefois être jaugés à l’aune de ses résultats. Il n’est pas certain que le cynisme des régimes iranien et syrien permette d’aller loin dans le rétablissement de la confiance et de la coopération dans la région. L’Iran a durablement installé son influence et ses milices en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen. Riyad table en fait sur les problèmes internes du régime et sur la situation catastrophique de son économie, ce qui limite sa capacité de nuisance, et attend de voir si l’Iran se dotera de la bombe atomique.
En revanche, la coopération pétrolière avec la Russie correspond à un intérêt partagé de préserver le prix du brut à un certain niveau. De son côté, la Chine demeurera le premier acquéreur de pétrole saoudien et son premier partenaire commercial. Riyad lorgne aussi sur ses capacités technologiques. Son fonds souverain investit dans l’industrie, les mines, le numérique, le tourisme, le sport et les jeux vidéo pour sortir de l’économie du tout-pétrole. Il a besoin pour réussir d’attirer des investisseurs occidentaux et chinois.
Devenu un acteur important dans les relations internationales, Riyad projette une nouvelle image, attire de nombreuses entreprises étrangères, développe des projets culturels et touristiques qui font d’elle la nouvelle capitale du monde arabe. Les Chinois et les entreprises américaines ne s’y trompent pas. Il faut espérer que la France et l’Europe ne perdront pas de temps pour saisir les opportunités offertes par cette « nouvelle Arabie Saoudite ».
Paru dans l’Opinion le 5 juin 2023