Où va le Moyen Orient ?

13.10.2023 - Regard d'expert

Cette région fait en permanence l’actualité, comme on le voit ces jours-ci avec la crise de Gaza. Cela parce que c’est une zone stratégique à plusieurs titres :

  • Le Moyen-Orient est en quelque sorte le coffre-fort énergétique de la planète car le pétrole et le gaz demeureront pour de nombreuses années encore la principale source d’énergie dans le monde. Et avec le temps, le Moyen-Orient deviendra le principal fournisseur d’hydrocarbures de la planète, car contrairement à d’autres régions, il continue à investir dans leur exploitation.
  • Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le Moyen-Orient est par ailleurs un lieu de conflits quasi-permanents, trop nombreux pour les citer, et il est aussi à l’origine du terrorisme islamique (Al Qaïda, Daech, Hezbollah, Hamas…). C’est-à-dire qu’il reste un foyer majeur d’instabilité internationale.
  • Il est également situé à la conjonction de trois continents (l’Europe, l’Asie et l’Afrique) et constitue donc un carrefour stratégique, notamment pour l’approvisionnement énergétique du monde, et une zone où nous, Français et Européens, avons des intérêts importants à défendre.
  • Enfin, le Golfe, en raison de sa richesse et de sa stabilité, est devenu le nouveau centre de gravité du monde arabe et, dans la période de ralentissement économique actuelle, un pôle d’intérêt majeur pour le monde entier, du fait de ses ressources énergétiques, de ses excédents financiers et de ses grands projets économiques.

Comment peut-on caractériser aujourd’hui la situation dans cette partie du monde ?

On peut la qualifier de très « tendue », mais la région est aussi en plein bouleversement avec des perspectives incertaines d’apaisement ou d’embrasement.

1 /Une région en crise…

Quand on regarde la carte du Moyen-Orient, on constate la situation suivante :

  • Trois pays sont en faillite ou quasi-faillite : la Syrie, divisée en zones d’influence ; le Liban, englué dans une crise politique et économique dont on ne voit pas encore clairement l’issue ; et le Yémen, pauvre et ravagé par la guerre. Ces États sont à reconstruire complètement, politiquement et économiquement.
  • Deux anciens empires, la Turquie et l’Iran, ont des ambitions hégémoniques au Moyen-Orient et au-delà, en Méditerranée orientale et en Asie centrale ; mais ils sont aussi empêtrés dans des crises économiques graves, qu’ils ont des difficultés à surmonter.
  • Israël connaît une crise identitaire réelle, avec une société déchirée sur ses valeurs fondamentales, un peu comme aux États-Unis.
  • Parallèlement, la question palestinienne est toujours dans l’impasse, ce qui constitue malheureusement une bombe à retardement pour la région, comme on le voit aujourd’hui.
  • L’Égypte se débat dans une situation économique inquiétante, malgré le soutien financier des pays du Golfe.
  • L’Irak, depuis l’invasion américaine il y a 20 ans, n’a pas encore réussi à trouver un nouvel équilibre. Il est, comme la plupart des pays du Proche-Orient, fragile et sous influence iranienne. Toute cette région est en réalité tributaire des tensions régionales et internationales.

En effet, le désengagement relatif des Américains du Moyen-Orient a ouvert l’appétit de certains pays de la zone (l’Iran et la Turquie en particulier), mais aussi de puissances extérieures, notamment la Russie et la Chine, qui y sont plus présentes aujourd’hui.

Tous ces éléments expliquent les tensions persistantes dans cette région, qui pourtant bénéficie de ressources importantes et dont la jeunesse aspire à intégrer le monde de la modernité (comme elle l’a montré en 2011 lors des « printemps arabes »).

2 / région en crise… mais qui connait des développements importants, susceptibles de changer la donne

  • Le prince héritier saoudien (MBS), après avoir tout misé sur le président Trump et sa politique de « pression maximale » sur l’Iran, entend désormais calmer le jeu dans la région pour attirer les investisseurs internationaux, toujours hésitants à s’engager dans des régions en crise, au profit des grands projets de sa « Vision 2030 ». Il espère aussi, en renouant avec l’Iran et la Syrie, trouver dans le premier cas une solution honorable au conflit yéménite, en raison de l’influence de Téhéran sur les rebelles Houthis ; et dans le second cas mettre un terme au trafic de Captagon, une drogue produite en Syrie qui menace la jeunesse saoudienne. Il souhaite enfin s’émanciper de la dépendance traditionnelle de l’Arabie à l’égard des États-Unis, tout en préservant un partenariat stratégique avec Washington, pour jouer plus librement ses cartes dans le monde multilatéral en émergence. D’où sa coopération pétrolière avec la Russie dans le cadre de l’OPEP+, son rapprochement avec la Chine (son premier partenaire commercial), sa participation à l’Organisation de Shanghai (qui reflète son intérêt à développer les relations du royaume avec l’Asie centrale) et prochainement son adhésion aux BRICS (que viennent de rejoindre aussi les EAU, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran, et qui entendent représenter les intérêts du « Sud Global »). On peut y ajouter ses tentatives de médiation dans le conflit ukrainien ou au Soudan, qui reflètent les nouvelles ambitions de la diplomatie saoudienne.
  • Le président Biden recherche, lui, un succès diplomatique dans la perspective des élections présidentielles américaines l’an prochain, en poussant à la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Son objectif est de créer en effet un bloc des alliés de Washington face à l’Iran, tout en négociant avec Téhéran un nouvel accord nucléaire au rabais. Il reste cependant à savoir s’il sera en mesure d’y parvenir et de satisfaire les demandes saoudiennes en matière de sécurité (la fourniture d’armements et la signature d’un accord de sécurité), d’assistance à leur programme nucléaire (l’assouplissement des règles de non-prolifération) et de pression américaine sur Israël pour obtenir des concessions en faveur des Palestiniens. Dans les discussions en cours sur ces sujets, les Saoudiens font monter les enchères, car ils savent qu’ils tiennent là une carte importante à la fois pour Washington et Tel Aviv. Les évènements actuels à Gaza risquent cependant de modifier profondément ce schéma.
  • Quant au président Erdogan, il souhaiterait, par des arrangements en Syrie et en Irak, régler ses problèmes tant avec les millions de réfugiés syriens sur son territoire qu’avec les Kurdes dans ces deux pays frontaliers, afin de se concentrer sur une sortie de la crise économique actuelle en Turquie. Il ne renonce pas pour autant à ses rêves pan-turcs en Asie centrale, on l’a vu avec son soutien à l’Azerbaïdjan contre les Arméniens, mais aussi en Méditerranée orientale, où il maintient la pression sur la Grèce.
  • La Chine, après être devenue le premier partenaire commercial de tous les pays de la région, souhaite désormais y jouer un rôle politique pour profiter de l’effacement relatif des États-Unis et se refaire une virginité diplomatique, masquant sa mauvaise gestion du Covid et son agressivité envers Taïwan et au sud de la Mer de Chine. D’où son rôle dans le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui sont deux de ses fournisseurs importants d’hydrocarbures, et ses offres de médiation dans le conflit israëlo-palestinien. Toutefois son engagement politique reste encore limité et ne s’appuie pas, contrairement aux États-Unis, sur une capacité militaire forte au Moyen-Orient pour appuyer ses ambitions.

Est-ce que cette nouvelle donne crée un espoir de stabilisation au Moyen-Orient ? Ou, au contraire, est-on à l’aube – avec la crise de Gaza – d’un bouleversement de la carte du Moyen-Orient, comme le prétend Benjamin Netanyahou ?

Il est naturellement trop tôt pour prévoir l’issue de ces différents mouvements qui sont en cours.

– Tout le monde a été surpris par l’attaque du Hamas en Israël en raison de l’ampleur de l’opération et de l’incapacité des services israéliens à l’appréhender. On ne peut qu’être horrifié par cet acte terroriste, voire barbare, dont il est difficile à ce stade de prévoir ce que seront les conséquences de l’opération israélienne à Gaza et si les efforts diplomatiques en cours permettront d’éviter un embrasement dans la région. On peut cependant envisager d’ores et déjà quatre implications :

a / Le rapprochement saoudo-israélien est reporté à plus tard, ruinant l’ambition du président Biden d’en faire un succès diplomatique avant la prochaine élection présidentielle. C’est en revanche un succès pour l’Iran, qui souhaite contrecarrer une normalisation entre Riyad et Tel Aviv et qui espère au contraire développer ses relations avec l’Arabie afin d’attirer les capitaux saoudiens au secours de son économie défaillante (ce qui est loin d’être acquis).

b / La question palestinienne est remise en lumière comme élément incontournable d’une stabilisation de la région. Ceux (Israéliens et Américains notamment) qui ont cherché systématiquement à la marginaliser ont eu tort et portent une responsabilité dans la crise actuelle.

c / L’Autorité Palestinienne, inefficace, autoritaire et corrompue, est définitivement discréditée ; ce qui pose un problème pour relancer – après cette crise – le processus de paix, car il est naturellement hors de question pour Israël – et pour les Occidentaux en général – de négocier avec le Hamas, et qu’il faut trouver un interlocuteur palestinien crédible à Israël.

d / Les États de la région impliqués dans une sortie de crise – Égypte, Turquie, pays du Golfe et Jordanie – devront donc aider à trouver un successeur crédible à Mahmoud Abbas, si l’on veut trouver un règlement durable dans le cadre d’une solution à deux États vivant côte à côte en paix, ce qui demeure la seule perspective raisonnable.

Pour revenir à la situation générale au Moyen-Orient, il faut reconnaître que le jeu international s’est complexifié avec l’émergence de nouveaux acteurs – les BRICS précisément – qui jouent chacun leurs cartes sans vergogne (on parle désormais de « multi-alignement ») ; et il y a encore beaucoup d’incertitudes sur la façon dont évolueront les différents dossiers évoqués, d’autant plus qu’ils sont en partie liés entre eux.

Un élément important sera naturellement le résultat de l’élection présidentielle américaine l’an prochain. Trump – s’il est réélu – ou, d’une façon générale, les Républicains seront tentés par un accord avec Moscou pour se concentrer sur le « containment » de la Chine ; alors que les Démocrates devraient poursuivre la politique actuelle de l’administration Biden vis-à-vis de l’Europe et du Moyen-Orient. Comme toujours, les pays de la région tireront les conséquences des priorités de la nouvelle administration à Washington pour se positionner à la lumière de celles-ci.

La crise ukrainienne aura de son côté un impact significatif – en fonction de son issue – sur l’image et sur la place de la Russie dans la région, comme d’ailleurs dans le monde : Sera-t-elle un acteur incontournable ou une puissance dégradée ?

Sur le plan économique, on peut s’interroger sur le point de savoir jusqu’où la tentative – sous impulsion chinoise notamment – de « dédollariser » l’économie mondiale au profit d’un panier de monnaies se concrétisera-t-elle au Moyen-Orient ? Certaines exportations de brut saoudien vers la Chine seraient déjà libellées en yuans et l’Arabie, comme les Émirats, coopèrent désormais avec la NBD – la banque des BRICS – qui favorise les « trocs » entre pays du Sud. Mais les pays du Golfe, dont les monnaies sont indexées sur le dollar et qui possèdent des quantités importantes de bons du Trésor américain, seront certainement prudents pour éviter une dévalorisation du dollar, ce qui aurait un impact négatif sur la valeur de leurs avoirs.

Quant à la France, elle reste le pays européen le plus actif politiquement au Moyen-Orient, mais le bilan de son action dans la région « Afrique du Nord-Moyen-Orient » est mitigé. Le président Macron a certes établi des relations de confiance avec les dirigeants égyptiens, émiriens et irakiens ; et il a au cours de son deuxième mandat fait aussi des efforts à l’égard du Liban, de l’Arabie Saoudite et du Qatar ; mais sa politique au Maghreb et au Sahel est perçue comme un échec et – du fait des débats en France sur la burka et l’abaya – notre pays a désormais l’image dans une partie importante des opinions publiques musulmanes d’une nation « qui a un problème avec l’Islam », ce qui ne peut que gêner notre action dans la région.

Quant à l’Europe, elle n’existe pas vraiment en tant que telle sur le plan politique au Moyen-Orient, même si elle joue un rôle réel sur le dossier nucléaire iranien et dans l’assistance socio-économique aux Palestiniens notamment. C’est regrettable, mais c’est un fait. Il faut espérer que dans les nouveaux équilibres mondiaux qui se dessinent, elle arrivera à prendre sa place légitime.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.