Accords d’Abraham: la normalisation avec Israël reste impopulaire parmi les citoyens des quatre pays concernés.

20.10.2023 - Regard d'expert

Jeudi 13 août 2020, bureau ovale de la Maison Blanche : Donald Trump reçoit une salve d’applaudissements. Quelques mois avant de quitter la présidence des États-Unis, le président vient de réaliser une prouesse diplomatique. Entouré de ses conseillers, celui qui avait promis de rendre sa grandeur à l’Amérique annonce un «accord de paix historique» entre «deux grands amis» de Washington: les Émirats Arabes Unis et Israël. Les accords d’Abraham seront formellement signés le 15 septembre 2020, rejoints par Bahrein, puis le Soudan et le Maroc. L’Égypte, qui avait acté 26 ans auparavant la paix avec Israël, salue mollement l’affaire conclue. L’Occident se félicite, pendant que quelques dirigeants de la région, comme le président turc, la condamnent fermement.

Mais qu’en est-il des populations concernées ? Quelques mouvements de protestation ont bien eu lieu dans les pays signataires; mais rapidement réprimés, ils ne produisent qu’une vague impression d’opposition.

Qu’importe, le 31 août 2020, le premier vol commercial décolle de l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv pour se poser en grande pompe à Abou Dhabi. Ce jour-là, des centaines de Palestiniens brûlent des drapeaux émiratis à l’effigie du président Mohamed ben Zayed, estimant une nouvelle fois avoir été trahis.

Certes, les États signataires n’étaient pas en guerre contre l’État hébreu, certes ils entretenaient des relations plus ou moins dissimulées depuis de longues années, mais l’officialisation de la normalisation avec Israël entérine au grand jour un constat hautement symbolique: le délitement de l’unité arabe autour de la cause palestinienne. Sur le papier, l’accord qui prévoit l’ouverture des ambassades, l’établissement de liens commerciaux et touristiques, oblige Israël à mettre un terme à ses projets de colonisation en Cisjordanie et préserve la solution à deux États. Sur le papier…

En réalité, le but des États-Unis est surtout de freiner l’influence iranienne au Moyen-Orient. Pour les pays du Golfe, l’opportunité se présente de recevoir les bonnes grâces de Washington, parrain d’Israël dans la région. Alors dans ce contexte, la cause palestinienne passe vite à la trappe. D’ailleurs, le soir-même de l’annonce de l’accord, Benjamin Netanyahou semble déjà avoir oublié une des conditions: «J’ai apporté la paix, je réaliserai l’annexion» déclare-t-il, sans susciter plus de réaction que ça de la part des États signataires. Et les médias internationaux couvrent par la suite à profusion le bon accueil réservé aux touristes israéliens aux EAU, ainsi que l’annonce de la signature d’accords israélo-émiriens dans les domaines économique, technologique et sécuritaire.

Pourtant les citoyens des pays signataires n’ont pas été consultés. Les EAU avaient longtemps inculqué à leur population la haine d’Israël. Revenir sur cette position à une telle vitesse et avec une telle fanfare en ont choqué beaucoup.

Ce sentiment est partagé par un grand nombre de citoyens de la région, selon les données statistiques obtenues sur le sujet. En mars 2022, le Washington Institute publie un sondage, révélant que plus des deux tiers des habitants de Bahrein, d’Arabie Saoudite et des EAU ont une opinion défavorable des accords d’Abraham, moins de deux ans après leur signature. En juillet dernier, une autre étude réalisée par le même institut montre cette fois que le soutien aux accords d’Abraham dans le Golfe est en chute libre: aux EAU et à Bahrein, seuls 27 % et 20 % des personnes sondées les considèrent comme positives pour la région. Des données empiriques qui invitent cependant à la prudence tant l’opinion publique dans ces États se trouve cadenassée à bien des égards. Désormais dans la plupart des pays signataires, critiquer la normalisation avec Israël revient à s’exposer à la répression des autorités.

Pourtant, depuis la signature des accords d’Abraham, Benjamin Netanyahou ne s’est toujours pas rendu aux EAU. Sa visite a même été reportée six fois, notamment après que le ministre d’extrême droite Itamar Ben-Gvir se soit rendu sur l’esplanade des Mosquées en janvier, violant ainsi le statu quo entourant le lieu saint. Faut-il y voir un signe d’embarras d’Abou Dhabi? D’autant que les violences se multiplient dans les territoires palestiniens et qu’Israël est dirigé par le gouvernement le plus à droite de son histoire.

Après l’annonce de la normalisation de Bahrein avec Israël, quelques manifestations ont émaillé le royaume. Des pétitions ont été signées, une vidéo de Bahreinis exprimant leur solidarité avec les Palestiniens a circulé, puis plus grand-chose, si ce n’est quelques incidents rapidement camouflés. En juin 2022, la ministre de la culture cheikha May bint Mohamed Al Khalifa a par exemple été limogée après avoir refusé de serrer la main à l’ambassadeur israélien, un prétexte démenti par les autorités.

Par ailleurs les pays signataires n’ont pas la tâche aisée pour démontrer la cohérence de leur position. Au Maroc, la ligne diplomatique officielle consiste à défendre à la fois la cause palestinienne, très populaire au sein de la population, et à soutenir la normalisation avec Israël. Le roi Mohamed VI est ainsi sur une ligne de crête, en représentant à la fois la présidence du comité al-Qods chargé de préserver le caractère arabo-musulman
de Jérusalem, tout en imposant d’une main de fer un consensus autour de la normalisation. Mais la décision de l’État hébreu de reconnaître la marocanité du Sahara occidental annoncée le 17 juillet était naturellement la condition attendue des accords d’Abraham.

Toutefois, beaucoup de Marocains restent sceptiques quant aux retombées de la normalisation par rapport à ce qui était promis par les voix pro-Israël, qui se sont répandues dans les médias pour convaincre la population que cette décision allait transformer positivement leur vie. La prudence des Marocains à s’emparer du sujet s’explique en grande partie par un ordre des priorités : La normalisation a eu lieu à un moment où la majorité des Marocains cherchaient avant tout à trouver un emploi pour subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui on remarque la présence de drapeaux palestiniens dans les manifestations, même celles liées à la situation économique.

De même, la floraison de drapeaux palestiniens lors du Mondial de football à Doha confirme que les accords d’Abraham n’ont pas encore réussi à convaincre les opinions publiques arabes.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.