La planification écologique ou comment réduire les incertitudes de la transition
Longtemps, l’enjeu climatique a été traité dans une perspective de long terme, une question de première importance mais à traiter sans incidence immédiate sur les préoccupations et les décisions de ceux qui ont la charge de prendre les décisions de politique budgétaire ou monétaire.
Trois événements ont précipité un changement de perspective pour créer un sentiment d’urgence. Le premier a été, fin 2015, l’Accord de Paris, qui a fixé un cadre et une ambition. Le deuxième a été, en 2019, l’accord européen pour viser une économie neutre en carbone en 2050, et pour réduire dès 2030 les émissions de gaz à effet de serre de 55 % (et non plus de 40% comme initialement prévu), par rapport à l’année de référence 1990. Cette accélération soudaine a fait entrer la question climatique dans l’horizon des macroéconomistes. Le troisième événement a été la promulgation, à l’été 2022, de l’Inflation Reduction Act américain. L’adoption par les États-Unis d’une stratégie climatique différente de celle de l’Union européenne, essentiellement incitative et combinant subventions et protections, a brutalement remis sur le devant de la scène les enjeux de compétitivité et d’attractivité.
A ces trois événements sont venus s’ajouter une crise des gilets jaunes, une flambée des prix de l’énergie et des étés caniculaires, pour créer un climat anxiogène et parfois irrationnel, démontrant à la fois la nécessité urgente d’agir et la difficulté de le faire.
Comment respecter les temps de passage et les objectifs fixés dans le marbre par l’accord européen ? Comment faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en trente ans ? Comment tripler le rythme de réduction des émissions par rapport à la période 1990-2019 ?
La hauteur de la marche à franchir et la complexité de l’équation, expliquent le retour en grâce du vieux concept de planification porté au pinacle pendant les trente glorieuses, puis mis au rebut dans les années Reagan-Thatcher au nom de la suprématie du marché, ressorti du placard par Jean-Luc Mélenchon, et enfin repris par Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle de 2022.
Le plan « réducteur d’incertitudes » selon l’expression consacrée de Pierre Massé, est-il la solution ? Peut-être mais en tous cas des incertitudes, nous n’en manquons pas et l’idée de les identifier, d’en faire l’inventaire et si possible de les réduire, mérite d’être approfondie.
Première incertitude, la vitesse de réduction de l’écart de performances entre les technologies vertes en cours de déploiement et les technologies brunes qui, depuis un siècle, bénéficient de l’accumulation des connaissances et des expérimentations. Quels progrès espérer, d’ici 2030 ou 2050, dans la production de l’hydrogène, la capture du carbone ou le stockage de l’électricité ? Quel surcoût retenir pour la production d’énergie verte ? L’AIE estime ainsi qu’à l’horizon 2050, un tiers de la réduction des émissions mondiales actuellement projetées repose sur des technologies qui n’ont pas encore dépassé le stade du démonstrateur.
Seconde incertitude et source de préoccupation, le retard accumulé par l’Union Européenne dans la production des équipements de la transition climatique. La domination sans partage de la Chine dans la production des panneaux photovoltaïques et des batteries, sa position très forte dans l’éolien, la perspective d’une domination encore plus marquée si l’on tient compte des projets annoncés d’ici 2030. Ce retard accumulé interroge sur la capacité de l’Union Européenne à le rattraper alors-même que la transition risque de fragiliser un certain nombre de points forts traditionnels de l’industrie européenne (véhicules à moteur thermique, industrie aérospatiale, biens intermédiaires carbonés) dont la demande est appelée à baisser.
Troisième facteur majeur d’incertitude, le degré d’adhésion et d’acceptation du consommateur, de l’épargnant, du contribuable et de l’investisseur que nous sommes tous. Quels efforts de sobriété sommes-nous prêts à engager ? Quelles contraintes de réglementation sommes-nous prêts à supporter ? Quels surcoûts sommes-nous prêts à payer ? Accepterons-nous une moindre rémunération de notre épargne au motif de son verdissement ? L’épisode des gilets jaunes a montré les limites de l’exercice. La question de l’extension des zones à faible émission sera un test intéressant.
Autre facteur déterminant pour des investissements dont la durée de vie se compte en dizaines d’années, le coût du capital dont les variations à la baisse solvabilisent la demande mais dont les variations à la hausse la désolvabilisent. Le rapport Pisani-Ferry fait l’impasse sur la question considérant que les alarmes récentes sur la remontée des taux sont excessives et les facteurs structurels qui étaient à l’origine de la faiblesse des taux d’intérêt n’ont pas disparu. À 2,3 %, le taux long sans risque demeure inférieur ou au plus égal au taux de croissance nominal de l’économie ». Il n’aura fallu que quelques semaines pour que les marchés invalident cette affirmation.
Enfin dernière incertitude majeure parmi de nombreuses autres, la part que l’Etat sera en mesure de prendre à sa charge dans le financement de la transition avec comme corollaire les interrogations sur sa capacité à augmenter les prélèvements obligatoires et/ou sa dette. L’idée qu’un Etat puisse organiser plus efficacement l’économie que le fonctionnement « spontané » du marché, la possibilité d’organiser l’économie à partir d’une volonté centrale ou collective, a toujours donné lieu à de violents affrontements intellectuels. On croyait la planification définitivement morte avec la faillite, en 1991, de l’Union Soviétique mais voici qu’elle ressuscite face à l’urgence du péril climatique. Mais avec quelle efficacité opérationnelle et quelle capacité à réduire les incertitudes ?
« Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur”. Cette phrase souvent citée, de Jean Cocteau, résume-t-elle le futur de la planification écologique ? La question reste posée.