Quelle méthodologie avez-vous suivie pour mener votre réflexion dans votre ouvrage On aura tout essayé ?
Je suis partie d’une question de départ qui était : « la France est-elle ingouvernable ? ». Cette problématique a donné lieu à un questionnaire que j’ajustais en fonction des réponses que je recueillais. Les personnes interrogées étaient des personnalités politiques, de tous bords et de tous niveaux de responsabilité. Cela va d’un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, à des maires tel que David Lisnard, en passant par des gens qui ont été ministres, ou qui le sont actuellement. En termes de bord politique, les personnes interrogées allaient de François Ruffin à Marine Le Pen. J’ai également souhaité interroger des syndicalistes tels que Philippe Martinez et Laurent Berger, afin d’avoir un autre regard et éviter d’avoir un prisme uniquement politique. Je les ai interrogés spécifiquement sur le dialogue social, mais pas uniquement. Enfin, j’ai interrogé un certain nombre de chefs d’entreprises, et de personnes qui travaillent dans le privé et qui ont un regard particulier sur les problèmes de la France, et les raisons pour lesquelles les Français ont le sentiment d’une France mal gouvernée.
D’après ce que vous avez pu identifier au travers de vos entretiens, quels sont les facteurs de cette crise de la gouvernance et de cette impression que la France est plus difficilement gouvernable ?
Le premier facteur ‒ que j’avais traité dans mon précédent livre ‒ est lié à la classe politique elle-même. En effet, elle est plus détestée que ne pouvaient l’être les dirigeants d’il y a 30 ou 40 ans, et par conséquent est de plus en plus faible, étant donné que le pouvoir politique repose sur la confiance.
Il y a aussi ce qui relève de l’État : la crise de l’action publique. Lorsqu’un politique prend une décision pour des raisons administratives, législatives, ou autres, cette décision ne se traduit pas forcément dans les faits, ou ne se concrétise que très longtemps après, et souvent de manière très imparfaite ou éloignée de l’intention initiale. J’essaye donc d’expliquer quels sont les rouages de cette impuissance publique.
Il y a également tout ce qui concerne la crise de la décision publique, c’est-à-dire tout ce qui fait qu’il est de plus en plus difficile de prendre des décisions collectives que les gens acceptent. Les problématiques relevées tiennent donc à la fois du fonctionnement de nos institutions, mais aussi de la participation aux élections et de l’équilibre institutionnel, c’est-à-dire du partage des pouvoirs ‒ entre le Président et le Premier ministre et son gouvernement, entre l’exécutif et le législatif, entre les oppositions et la majorité au sein du législatif, entre le politique et l’administration, ou encore entre les collectivités et l’État. La nécessité de partager le pouvoir différemment et l’absence totale de lisibilité de la décision sont des aspects qui sont revenus souvent dans mes entretiens. Les citoyens ne savent pas qui prend quelle décision, et quel est le bon échelon. Et cela crée une confusion qui déresponsabilise tout le monde.
Il y a également d’autres facteurs, comme la crise des corps intermédiaires. C’est pour étudier cet aspect que j’ai interrogé les syndicats, pour comprendre pourquoi est-ce que le dialogue social a tellement de mal à fonctionner en France.
Enfin, j’ai étudié la crise de la citoyenneté et le rapport que l’on a au consumérisme, aussi bien au sein des services publics que politiques. Il y a énormément de conséquences à cela, notamment l’affaissement éducatif : l’école est en crise, et dans ces conditions, nous continuons pourtant à fabriquer des citoyens.
Selon vous, quels sont les leviers qui pourraient tenter de résorber cette crise de la gouvernance ?
Je pense qu’il faut s’attaquer sérieusement à la crise de l’action publique et à la crise de la décision. Pour régler la crise de la décision, il faut partager le pouvoir différemment : il est important de prendre au sérieux ceux qui disent que la manière que l’on a de faire la loi n’est pas saine en France : nous faisons trop de lois, qui sont souvent trop bâclées, qui traitent du même sujet. Cela participe à l’absence totale de lisibilité que j’évoquais précédemment. Si on prenait le temps de faire la loi, on la ferait surement mieux.
Dans ces conditions, la question du partage du pouvoir, et même éventuellement de la place du Président de la République dans nos institutions, se pose. En effet, tout découle de lui, et depuis l’ouverture du calendrier électoral et le passage au quinquennat, tout l’édifice ‒ et notamment le Parlement et la majorité parlementaire ‒ est quasiment l’obligée du président de la République. Cela instaure un climat extrêmement malsain entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sur certains sujets. Il est donc nécessaire de se poser quelques questions. On peut aller jusqu’à interroger le calendrier électoral. Pourquoi ne pas mettre les législatives avant les présidentielles par exemple ? Ça permettrait de changer la nature de la campagne législative, qui ne serait plus une campagne de confirmation, mais une campagne de choix idéologique.
Ensuite, sur la crise de l’action publique, il faut s’attaquer à l’État en tant que tel : nous avons les dépenses publiques les plus élevées des pays de l’OCDE et pourtant des services publics qui tombent en ruine. Il faut sérieusement interroger cela, et de manière moins caricaturale que ce que fait habituellement le débat public avec d’un côté la gauche qui dit « il faut mettre plus d’argent » et de l’autre côté la droite qui dit « il faut mettre moins de fonctionnaires ».
Par conséquent, réformer l’État est quelque chose d’extrêmement difficile. Quand on dirige une entreprise, on sait très bien que toute organisation est difficile à réformer. Pourtant les entreprises le font quand leurs business models font qu’elles en sont obligées. Le problème, c’est que l’État ne le fait pas. On soigne aujourd’hui comme on le faisait au 20e siècle, on éduque comme on le faisait au 20e siècle, alors que la société a radicalement changé.
Pour réformer un État, il s’agit aussi de prévoir des politiques publiques, et malgré les organes chargés de les anticiper, nous pouvons avoir la sensation que cela ne fonctionne pas. Comment expliquez-vous cela ?
La prospective et la planification sont l’un des parents pauvres de l’État d’aujourd’hui. Il n’y a plus aucun endroit où l’on pense à long terme, et cet aspect ressort de manière significative dans mon livre. Le politique ne tient pas compte de cette nécessité et prend des décisions de plus en plus court-termistes, par exemple sur les politiques énergétiques ou les déserts médicaux.
En France, nous avons des think tanks très faibles, ou des départements de prospective dans les administrations qui sont soit très faibles, soit inutilisés. Ils produisent de la pensée qui ne sert à personne. Il y a des champs entiers où la seule pensée produite est très académique, reste en vase clos, et n’irrigue en aucun cas ni l’administration, ni la pensée politique. Et ne parlons pas des partis politiques, qui essayent de produire de la pensée politique sans y parvenir depuis bien longtemps.
Le contexte politique international est marqué par la montée en puissance de l’extrême-droite, comme l’ont montré les résultats des élections en Argentine ou aux Pays-Bas. Selon vous, le passage à une gouvernance d’extrême droite est-il inévitable pour repartir à zéro sur cette crise de la gouvernance ?
Ce que je constate, c’est que quand j’ai écrit mon livre, il y a un peu plus d’un an, j’avais la sensation que Marine Le Pen ne faisait que monter. Depuis, tous les sondages ont amplifié ce phénomène, et il semblerait qu’elle ne fasse que marquer des points. La politique est extrêmement instable et imprévisible, et ce que j’ai pu constater, c’est que bon nombre des gens que j’ai interrogés craignaient son arrivée au pouvoir il y a un an. Aujourd’hui, il y en a pas mal qui la pensent inéluctable.