Entretien avec Maurice Gourdault-Montagne, paru dans la Revue Internationale et Stratégique (RIS) n°132 de janvier 2024.
Lyxa Benaissa et Marc Verzeroli — Pourrions-nous revenir sur les grandes étapes qui ont jalonné votre carrière diplomatique ?
> Maurice Gourdault-Montagne — Ma carrière correspond, sans doute, à un cycle de l’histoire diplomatique qui commence en 1979 qui est l’année où Ronald Reagan est élu président des États-Unis et où Margaret Thatcher est élue Première ministre du Royaume-Uni. Ensemble, ils vont mettre en pratique l’ultralibéralisme qui va bouleverser le monde. Ce sont la financiarisation de l’économie, d’une part, et les masses de liquidités considérables qui vont enrichir la planète, élever les niveaux de vie d’un certain nombre de pays et les seuils de pauvreté, d’autre part. Ces États vont se trouver dotés d’une classe moyenne, ce dont ils ne disposaient pas auparavant. Les pays émergents sont nés de cet ultralibéralisme — évidemment conjugué à la formation, à une éducation supérieure plus poussée, etc. Ce sont donc, aussi, les prémices de la globalisation. J’ai ainsi vécu cette période d’une globalisation qui passait par la fin des frontières et des droits de douane et par la libre circulation des personnes, des capitaux et des marchandises.
La fin de l’année 1979 est aussi marquée par l’invasion soviétique de l’Afghanistan L’on croit percevoir alors l’expansion du communisme. Cet événement se conjugue pourtant aux élections de M. Thatcher et, surtout, de R. Reagan, qui va lancer la fameuse « guerre des étoiles », la course aux armements que l’Union soviétique ne sera pas capable de tenir jusqu’au bout, du fait de son incapacité à se réformer, débouchant sur la chute du mur de Berlin et la chute du communisme — j’étais d’ailleurs en poste à Bonn à cette époque.
Cette année 1979 marque également la prise de fonctions de Deng Xiaoping, et le début de la Chine comme grande puissance. Il met fin à la « révolution culturelle » pour faire place à la « réforme et l’ouverture ». Le cycle de Deng Xiaoping est d’ailleurs en train de se refermer avec Xi Jinping. Ainsi, les classes moyennes constituent paradoxalement sans doute le talon d’Achille du système chinois puisqu’elles sont éduquées, voyagent, ont un jugement, une opinion et sont susceptibles, un jour ou l’autre, de remettre en cause l’infaillibilité du système de parti unique. D’où le « serrage de vis » idéologique auquel on assiste. L’année 1979 est aussi celle de l’arrivée de l’islam politique à la tête d’un grand pays, l’Iran, avec un régime vieillissant qui existe toujours, mais dont on voit qu’il a été fortement ébranlé par sa jeunesse.
J’ai donc vécu mes quarante années de carrière selon ce qui avait été initié en 1979. Ce seront ainsi les embardées de l’euphorie occidentale selon laquelle la démocratie triomphe sans guerre — c’était la fin du communisme, la chute du mur —, la démocratie que l’on impose à ceux qui ne la veulent pas : c’est la guerre en Irak. Ce sera le capitalisme débridé de l’ultralibéralisme, avec les subprimes puis la crise des dettes souveraines. Tout cela je l’ai vécu, selon les différentes positions dans lesquelles je me suis trouvé
Comment qualifieriez-vous le basculement du monde actuel, dont la guerre en Ukraine semble n’être qu’un révélateur ?
> Maurice Gourdault-Montagne — La guerre en Ukraine est un accélérateur de tendances déjà bien à l’œuvre. Le basculement pourrait se résumer par la déclaration, désormais bien connue, de Kishore Mahbubani : « la parenthèse de domination occidentale, qui a duré quatre cents ans, est en train de se refermer ». Elle n’est pas fermée : l’Occident existe toujours et il a fortement imprimé la planète de sa marque. Il y a, cela dit, d’autres visions du monde qui sont légitimes et qui se sont réveillées, avec précisément cette évolution qu’a été la montée en puissance des émergents. Ces derniers, qu’ils se situent dans des rêves d’empire ou dans des zones d’influence, constituent les pôles d’un monde multipolaire qui n’est pas encore organisé et les acteurs de ce que l’on peut considérer comme un chaos
C’est aussi la fin de la « globalisation heureuse », dont on avait estimé qu’elle uniformiserait les comportements. Or, en réalité, l’on a uniformisé les modes de consommation. La période dans laquelle on se situe est une période où l’élargissement de l’espace et la diffusion des connaissances, accessibles à toutes et tous, notamment par Internet, bouleversent les rapports sociaux — des gens qui ne se rencontraient pas se parlent désormais — et les rapports au travail.
Ces bouleversements sont en train de couper la jeunesse — dans un phénomène démographique jamais connu dans cette ampleur, en tout cas ailleurs que dans le monde occidental — de la verticalité des traditions. Les jeunesses sont connectées horizontalement, mais ne sont plus connectées aux structures traditionnelles. Nous sommes ainsi dans une phase d’un type tout à fait nouveau, un bouleversement qui amène un monde inconnu dans ses évolutions.
Dans cette phase, la notion de « Sud global » a-t-elle un sens pour vous ?
> Maurice Gourdault-Montagne — Je pense que le terme résume des sujets extrêmement variés. D’abord, le « Sud global » n’est pas toujours au Sud. Il s’agit à la fois de démocraties et de pays illibéraux, parfois d’autocraties, d’un ensemble de pays, grands pour certains, de taille moyenne pour d’autres, etc.
Le « Sud global », ce sont d’abord ceux qui s’émancipent de la domination occidentale, qu’ils ressentent comme leur ayant été imposée. Ce « Sud global » s’émancipe de l’Occident parce qu’il s’émancipe du passé, dans une recherche identitaire très forte qui prend souvent la forme d’un nationalisme ou d’un populisme, mais pas toujours. Il cherche à s’émanciper par un ressentiment constant à l’égard du passé colonial et des doubles standards qui lui sont imposés en permanence par l’Occident, qui lui applique ce qu’il ne s’applique pas. Ce « Sud global », qui est très dispersé, a donc très largement des affinités dans le rejet d’un héritage occidental, même s’il n’y a pas d’unité idéologique dans ce rejet, et se situe dans une recherche de lui-même, parce qu’il ne s’est pas encore trouvé et qu’il demeure par ailleurs très hétérogène.
Il représente tout de même un ensemble dont le seul projet commun est notamment la dédollarisation des échanges, car il ne peut plus admettre que des sanctions soient imposées par « l’Occident » dans les relations économiques entre pays — dès lors que les transactions sont en dollars —, et qu’ils ne supportent pas à cet égard l’extraterritorialité de la justice américaine. Rappelons-nous que 20 pays sont sous sanctions américaines, et souvent de l’Union européenne. Je crois qu’il y a bien là un point commun pour ce « Sud global », parce que ce qui prime pour ces États, c’est leur développement, eu égard à la pression démographique qu’ils subissent, qui constitue le sujet central du développement et de la croissance aujourd’hui. C’est en tout cas ce qui unit les BRICS après leur élargissement de six à onze pays au sommet de Johannesburg, fin août 2023, et ils sont en cela suivis par tous ceux qui se trouvent dans leurs zones d’influence respectives.
Par ailleurs, ces pays du « Sud global » ne supportent plus les principes à géométrie variable appliqués par le monde occidental, qui impose à certains ce qu’il n’impose pas à d’autres. La crise au Moyen-Orient, à la suite de celle de l’Ukraine, a de ce point de vue élargi le fossé entre Occident et « Sud global ». Plus crûment, ces pays du « Sud global » ne comprennent pas que les principes du droit international que l’on exige de la Russie ne soient pas exigés aussi de l’État israélien. Et évidemment, ce ressentiment est instrumentalisé dans des luttes de puissance. N’est-il pas symbolique de voir le président des États-Unis en visite en Israël le jour même où le chef d’État russe assiste à Pékin au sommet des routes de la soie ?
Les velléités de ces puissances émergentes non occidentales ne traduisent-elles pas, aussi, l’absence d’une véritable alternative politique au niveau international ?
> Maurice Gourdault-Montagne — Le monde a été organisé en 1945, comme on le sait, par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, à travers un système qui est celui de l’Organisation des Nations unies (ONU). Le Conseil de sécurité à sa tête, avec cinq membres permanents et dix non permanents renouvelés tous les deux ans, et l’Assemblée générale dénuée de tout pouvoir. La question qui se pose aujourd’hui est celle de la mise en cause de la légitimité de la gouvernance mondiale telle qu’elle existe, dans un monde qui n’est plus celui de 1945, où des acteurs voudraient disposer d’un poids qu’ils estiment ne pas encore avoir et qu’on ne leur a pas donné.
Certains pays inventent de nouveaux concepts. La Chine, autour de l’idée d’un « destin d’avenir partagé de l’humanité », développe depuis plusieurs années une alternative au monde tel qu’il est organisé aujourd’hui, à travers des « initiatives globales de développement, de sécurité ou de civilisation ». Son initiative de développement est très proche des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, mais tout de même un peu en décalage, les objectifs de sécurité étant toujours un peu antiaméricains. Elle demeure néanmoins une tentative de développer une alternative « sans alliances ». La Chine met en œuvre ses initiatives notamment par les « nouvelles routes de la soie » auxquelles 70 à 150 pays participent, à un titre ou un autre, via des investissements et des projets, par exemple autour de l’économie verte en ciblant des pays, notamment dans l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) ou encore en Afrique. Pour le moment, cette alternative chinoise reste à l’état d’ébauche, mais rallie tous ceux qui estiment que la gouvernance mondiale est injuste parce qu’elle est selon eux dirigée à l’avantage des Occidentaux. In fine, le sujet qui se pose est celui du droit de veto au Conseil de sécurité, dont les réformes ont jusqu’à présent été bloquées en particulier par tous ceux qui estiment qu’ils devraient en être sans que l’on ait pensé à eux. L’Afrique n’a ainsi pas encore trouvé sa juste place, alors qu’elle s’affirme pourtant de plus en plus. Qui pourrait la représenter ? Or chacun sait que l’ONU reste la seule organisation où tous les pays du monde ont une voix. Mais avec quel poids ?
Cette gouvernance globale qui a fonctionné jusqu’alors avec l’ONU constitue encore une caisse de résonance utile, parce qu’elle permet — nous l’avons vu avec la guerre en Ukraine — de savoir ce que pensent les pays. Elle n’est cependant pas efficace en matière d’action s’agissant des conflits, puisque le Conseil de sécurité est bloqué, alors qu’au titre de la Charte, il est chargé de la paix ou de la guerre et d’intervenir quelques fois par la coercition, au titre du chapitre 7. Mais l’ONU fonctionne encore, à l’image des conférences des parties (COP) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Elle est une enceinte où tout le monde parle à tout le monde, où les petits et les grands disposent des mêmes droits. Il est important de maintenir des règles du jeu qui permettent aux forts comme aux faibles d’avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs. En dépit des contestations, il existe encore des enceintes qui restent des succès. Et le droit international qui y est appliqué ou généré doit être la règle du jeu.
Existe-t-il des enceintes, des forums qui soient des alternatives ? Le G20 semble aujourd’hui trouver un certain point d’équilibre puisqu’il regroupe le G7 ainsi qu’une large partie des désormais 11 pays du groupe des BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, élargis aux Émirats arabes unis, à l’Arabie saoudite, à l’Argentine, à l’Egypte, mais ni à l’Iran ni à l’Éthiopie. La déclaration du sommet du G20 de New Delhi, en septembre 2023, invoque d’ailleurs d’abord des principes des Nations unies. Même si elle ne fait pas précisément référence à l’Ukraine, elle invoque la non-prise de territoires, la non-utilisation de l’arme nucléaire, etc. Elle évoque le climat, fait référence à la COP et reprend un certain nombre de principes admis par tous. Le G20 semble ainsi un forum, qui n’a certes pas de valeur institutionnelle, au sein duquel des pays extrêmement différents, souvent en position hostile, ou en opposition tout simplement, peuvent se retrouver pour se mettre d’accord sur des compromis et donner des impulsions aux institutions existantes. Mais cela ne règle pas le problème de la gouvernance des Nations unies au sein du Conseil de sécurité.