Diplomatie et défense : quand l’Union Européenne cherche à se substituer aux Etats-membres
L’ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne Bruno Alomar s’inquiète, au regard de plusieurs initiatives, des ambitions de Bruxelles qui cherche selon lui à accroître son pouvoir en mettant la main sur les questions de défense.
Après la « Commission de la dernière chance » (Jean-Claude Junker), la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen a dit souhaiter une « Commission géopolitique ». L’Union européenne, plus largement, a au cours des années récentes prétendu remiser son ADN, entièrement structuré autour du marché, pour faire place à des considérations non économiques.
Le bilan est cruel. Y a-t-il un domaine dans lequel l’Union européenne s’est autant fourvoyée, a aussi piteusement échoué, que la géopolitique ? Qu’on en juge.
Sur le plan diplomatique, jamais les Européens, que cela soit au travers de l’UE ou des diplomaties nationales, n’ont été aussi faibles. Cette situation vient sanctionner l’incongruité totale de prétendre, avec le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) créé il y a un peu plus de dix ans, mettre en place une diplomatie européenne. Car le talent et la bonne volonté de beaucoup de ceux qui y travaillent n’y peuvent rien : les pays européens étaient, sont et demeureront divisés. En fait de diplomatie européenne, l’action de l’UE est tragiquement superfétatoire, brouillonne, dispendieuse, arc-boutée sur des « valeurs » dont le 7 octobre a montré les ambiguïtés, oubliant que la société internationale est mue par les intérêts. Hubert Védrine constatait d’ailleurs récemment, triste bilan, combien l’UE était désormais incapable d’imposer ces valeurs au monde.
Sur le plan militaire, le bilan de l’UE est pire encore. La guerre en Ukraine est pour l’UE, déjà sonnée par un Brexit qu’elle a été incapable de pressentir, une nouvelle mauvaise surprise stratégique. Elle ne souligne pas seulement l’incapacité consubstantielle de l’UE à comprendre la dangerosité du monde, que la création à la Commission d’une direction générale à la défense, là encore malgré la bonne volonté de beaucoup, n’est pas capable de changer. Elle a eu une conséquence que l’on s’obstine à ne pas comprendre à Paris, mais qui est assumée pleinement dans les 26 autres capitales européennes : l’Otan, qui n’est décidément pas « brain dead », est bien la garantie de sécurité que souhaitent – c’est leur droit – les Européens. En clair : il n’y a pas, dans l’esprit des européens, à l’exception de la France qui dispose de son propre parapluie nucléaire, d’alternative à la protection américaine, quel qu’en soit le prix, notamment industriel. En Suède, les autorités préparent leur population à la guerre ! On pourrait continuer.
Or, face à un tel bilan, que voit -on ? Le Parti populaire européen (PPE) dont la colonne vertébrale est la CSU-CDU allemande, propose de persévérer dans l’erreur. Rien de nouveau dirait-on : le « Green Deal », dont l’on constate enfin l’hubris et les dégâts sur notre activité économique, qui n’était nullement dans son programme, à tout le moins dans les proportions qu’il a prises, a été de la part du PPE une trahison assumée. Parmi les propositions récentes figurent ainsi la création d’un « ministre des affaires étrangères de l’UE », c’est-à-dire rien moins que la fin des diplomaties nationales, dont la diplomatie française. Figure également la généralisation du vote à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère, c’est-à-dire, là encore, la fin de toute indépendance nationale.
Tout cela pourrait n’être pas pris véritablement au sérieux. Ce serait une erreur, pour plusieurs raisons.
D’abord, qu’il soit permis de constater le silence assourdissant des forces politiques françaises, en France et plus encore à Bruxelles, face à de telles propositions. Alors que les élections parlementaires européennes se profilent, va-t-on encore constater, notamment pour ce qui concerne le centre droit, que l’on a le « gaullisme haut » seulement à l’intérieur du périphérique parisien et à l’heure de solliciter les suffrages des électeurs, mais que dès que l’on se trouve dans la « bulle » bruxelloise l’intérêt national – et, en réalité l’intérêt des Européens – est vite oublié ?
Ensuite, car alors qu’une nouvelle Commission et qu’un nouveau Parlement européen se profilent, c’est au cours de ces mois-ci que le programme des cinq prochaines années se construit. Plus encore, la Commission n’attend pas et avance à pas résolus, en cherchant à accroître son pouvoir en mettant la main sur les questions de défense, dernier pan de souveraineté qui restait aux Etats membres. Elle pratique ce hold-up sans autre légitimité que l’abandon volontaire des Etats qui s’apprêtent à renoncer pour partie, sans avoir jamais été mandatés par leur population, à leur souveraineté militaire et diplomatique. Elle a ainsi publié il y a quelques jours un paquet de cinq nouvelles initiatives portant sur différents aspects de la sécurité économique, dont un livre blanc sur le contrôle des exportations dans le domaine des technologies duales, dont la philosophie est simple : faire passer les questions militaires et industrielles sous les fourches caudines des règles du marché intérieur européen, lui-même entièrement contrôlé par la Commission.
Comprenons-nous bien : l’incapacité de chacun des pays pris séparément, hors de toute considération liée à l’UE, à prendre la mesure des risques pour leurs peuples et en tirer les conséquences en termes de réarmement intellectuel, industriel, militaire doit être condamnée. Nul de raisonnable ne songe par ailleurs à fermer par principe la porte à des coopérations entre Européens, ni à rester aveugle à l’évolution de nos alliés américains focalisés sur la Chine. Mais le fait est que l’UE, par nature, comprend l’économie ; elle est incapable de comprendre la géopolitique. Qu’il s’agisse de questions diplomatiques ou militaires, elle peut et doit aider les Etats si et pour autant que ces derniers l’estiment utile. Mais en aucun cas prétendre s’y substituer.
Publié dans Le FigaroVox, le 1er février 2024